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cour, Mme Necker la tenait au courant des nouvelles de Paris. Peut-être ne lira-t-on pas sans intérêt cette lettre où il est question des représentations que Mme d’Épinay avait organisées sur le théâtre de la Chevrette :


Vous m’avez ordonné, ma charmante et belle amie, de vous donner de mes nouvelles à Fontainebleau ; j’aime à supposer que vous y prenez quelque intérêt, mais vous le scavez bien, voue ascendant est si grand que votre haine même ne pourroit le détruire ; toute occupée à vous aimer, je cherche rarement à démêler vos sentiments pour moi ; mais j’ai cependant au fond du cœur cette douce certitude qu’un attachement si tendre doit s’attirer quelque retour de la plus belle ame du monde.

Notre vie est tellement uniforme que je n’ai rien d’interessant à vous apprendre. M. Thomas vit avec nous, mais beaucoup plus avec le csar et les Russes[1] ; il semble oublier au milieu de cette nation sauvage tous les torts qu’il trouve aux peuples civilisés ; il est content et presque gay, tant il est vrai que la pensée est un remède souverain contre les maux qui affectent l’imagination. On a joué une seconde fois à la Chevrette : les Prétentions, du chevalier (de Chastellux) ; elles ont eu le plus grand succès ; on applaudissait à chaque phrase ; en effet il est impossible de déguiser avec plus d’esprit le manque d’action théâtrale ; les actrices se sont aussi distinguées et semblent acquérir tous les jours un nouveau degré de perfection. Depuis que j’ai vu des femmes honnêtes et aimables représenter des scènes si naturelles, les acteurs de la Comédie française me sont devenus insu portables. Enfin on va nous donner dimanche Roméo et Juliette, la pièce la plus tragique du tragique Shakespear ; c’est le chevalier qui l’a traduite en prose et arrangée à sa manière ; le succès est, je crois, douteux ; je ne l’ai pas lue, mais il me semble que c’est un tour de force pour l’auteur et les acteurs. M. Wattelet a travaillé aussi sur le mène sujet ; voilà, je pense, toutes nos nouvelles littéraires. J’aime à m’occuper des objets qui pourront vous amuser ; l’expérience et l’amitié m’ont appris que les connoissances abstraites et solitaires sont bien peu de chose pour le bonheur ; il faut tâcher de lier toutes ses idées à ses sentiments ; c’est ce que je fais habituellement en ne cessant de penser à ma charmante amie que j’embrasse un million de fois puisqu’elle me le permet ainsi.

Saint-Ouen, ce 16 octobre.


Qui n’aurait cru que deux femmes qui s’écrivaient sur ce ton ne dussent rester unies par les liens d’une amitié éternelle ? Il suffit cependant pour rompre cette amitié d’une querelle frivole, tellement

  1. Thomas préparait alors un poème dont Pierre le Grand était le héros et qui devait avoir pour titre : la Pétréide.