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11 heures.

Ma charmante amie, c’est moi qui dépéris réellement d’ennuis et de regrets de ne point vous voir. L’impatience me sèche le sang, et n’amène point ces heureux moments après lesquels la tendre amitié soupire. Si près de vous, toujours pensant à vous, ne respirant que vous, tout me sépare de vous ! Je ne verrai point demain, ni encore sitôt, ce lieu de délices que mon cœur a tant besoin de connoitre ! Les derniers arrangemens de ma maison et la sauvagerie de M. de Marchais me tiennent dans une dépendance qui m’enlève à tout. Plaignez moi, aimez moi, et pardonnez moi de grifoner si mal, car je suis dans l’eau où il m’est impossible de former une lettre. Le sentiment me devinera et verra dans chaque mot mal tracé celui qui est gravé si avant dans mon ame ! Mon Dieu ! qu’il y a loin d’ici à mercredi ! pour diner j’espère ! cela est convenu avec Mme d’Houdetot, n’est ce pas ? Comment ferai-je pour embrasser M. Necker dans la position où je suis ? Pour cette fois nous le laisserons là, et je ne tends les bras qu’à sa délicieuse moitié.


À ces effusions de tendresse Mme Necker répondait sur le même ton et avec le même enthousiasme :


Ma charmante amie aura vu que mon cœur voloit au-devant d’elle au moment où sa bonté la ramenoit à moi ; que j’ai été touchée de cet aimable billet ; la douce sympathie de nos âmes, mon admiration pour vos vertus, le charme inexprimable attaché à tous vos mouvements, à toutes vos actions, à vos moindres paroles, tout en un mot se réunit pour me pénétrer d’un sentiment unique dont vous seule pouvez jamais être l’objet ; jugez de ma peine en apprenant vos rechutes, vos accidents continuels, et vous ne voulez pas que je sois auprès de vous ; que j’aimerois à vous désobéir si je ne craignois de vous déplaire ; enfin le tems s’avance, et je suis condamnée encor à regarder votre séjour à Versailles comme indispensable ; mais en vous dérobant à mille importunités, vous serez livrée à l’amitié ; elle trouvera des ailes pour vous atteindre, et je parcours déjà d’un coup d’œil l’espace qui sépare Paris de Versailles. Adieu, ma charmante, ma belle, ma délicieuse amie ; je vous embrasse ; je vous serre contre mon sein ou plustôt contre mon âme, car il me semble qu’aucun intervalle ne sépare la votre de la mienne.

Permettez vous, ma belle amie, que je me rappelle au souvenir de M. d’Angeviller ?

Paris, ce 4 novembre 1774.


Pendant les voyages que Mme de Marchais faisait à la suite de la