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leur séjour sera court. Je vous suis obligée de vos attentions pour eux, ce sont d’honnêtes gens ; le mari a beaucoup d’esprit et de vérité ; la femme est roide et froide, pleine d’amour-propre, mais honnête personne. » Patience cependant, le tour du mari ne tardera pas à venir. Dans un moment d’enthousiasme, elle avait été jusqu’à trouver certaines ressemblances entre M. Necker et Walpole. Sans doute l’orgueilleux Walpole n’avait pas été très flatté de ce rapprochement, et comme il le lui avait peut-être laissé apercevoir, elle s’empressait de lui répondre :


Les Necker ne vous plaisent pas beaucoup, je le vois bien ; tous deux ont de l’esprit, mais surtout l’homme. Je conviens qu’il lui manque cependant une des qualités qui rendent le plus agréable, une certaine facilité qui donne, pour ainsi dire, de l’esprit à ceux avec qui l’on cause ; il n’aide point à développer ce que l’on pense, et l’on est plus bête avec lui qu’on ne l’est tout seul ou avec d’autres.


Toujours en défiance d’elle-même et aussi sévère pour son propre esprit qu’elle l’était pour celui des autres, Mme du Deffand s’était trouvée, plusieurs fois, bête en causant avec M. Necker. Au début, elle s’en prenait à elle-même ; à la fin, c’était à lui qu’elle en voulait et, dans son dépit, elle se montrait injuste certainement pour elle-même et peut-être pour lui.

De son côté, Mme Necker paraît avoir dans ses relations avec Mme du Deffand passé par les mêmes phases d’engouement et de désillusion. Au début, elle avait sur son compte des mots heureux et aimables : voulant rendre cette vivacité d’impressions et de propos qui en dépit de sa triste infirmité donnait tant d’éclat à la conversation de la vieille marquise : « Mme du Deffand, disait-elle, est aveugle à notre insu et presqu’au sien. » Dans les recueils où elle enregistrait presque chaque jour ce qu’elle avait entendu d’intéressant dans la journée, elle prenait note de ces sentences si spirituelles, si justes, d’une forme parfois si acérée, qui s’échappaient comme des oracles de la bouche de Mme du Deffand. Mais bientôt, et comme si la défaveur où elle était tombée eût éveillé sa clairvoyance, elle prend note également des jugemens piquans qui étaient portés sur Mme du Deffand par un monde qui la redoutait plus qu’il ne l’aimait. C’est ainsi qu’elle relève ce propos assurément peu obligeant du chevalier d’Aydie : « Je n’estime pas Mme du Deffand, mais c’est un grand chien qui fait lever beaucoup de gibier ; » et cet autre, qui, s’il a réellement été tenu, ferait peu d’honneur à la courtoisie de l’aimable amant de Mlle Aïssé : « Mme du Deffand disait au chevalier d’Aydie : Il me semble que je suis la femme que vous aimez le mieux. — Ne dites donc pas cela, répondit-il,