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aussi mon peu de lumière. Ce que je pensois et que je n’ay peut-être pas bien expliqué, c’est que les premières impressions qu’on reçois et les premiers jugemens qu’on portent peuvent être justes, et qu’ils ne partent pas de la connoissance des convenances, mais d’un sentiment vif et prompt dont on seroit embarrassé de rendres raison.

Toute vieille que je suis, madame, c’est ainsy que je juge ; n’en soyez pas moins sensible, je vous prie, à mon amitié ; que la vôtre n’en soit point diminuée, et ne me tenez point rigueur sur la connoissance des convenances. Si mes sentimens sont semblables à ceux d’un enfant, ils n’en sont que plus sincères ; qu’ils ne vous en soient pas moins agréables, madame.

Ce lundy, 12 décembre.


Mme du Deffand trouva d’abord quelques distractions dans cette société nouvelle ; aussi écrivait-elle à la duchesse de Choiseul :


Je ne croyois pas que je connoîtrois jamais Mme Necker et de Marchais. Je les vois souvent et je m’en trouve bien. Ces femmes sont aimables ; elles ne sont point sottes, ni insipides. Elles sont plus faites pour la société que la plus part des dames du grand monde. Je préfère ce qui écarte l’ennui à ce qui est du bel air.


Et dans une autre lettre à Walpole : « Ce M. Necker est un fort honnête homme ; il a beaucoup d’esprit, mais il met trop de métaphysique dans tout ce qu’il écrit… Dans la société, il est fort naturel et fort gai ; il a beaucoup de franchise, il parle peu, est souvent distrait. Je soupe une fois par sa semaine à campagne, qui est à Saint-Ouen. Sa femme a de l’esprit et du mérite, sa société ordinaire sont des gens de lettres, qui, comme vous savez, ne m’aiment point ; c’est un peu malgré eux qu’elle s’est liée avec moi.

Mais bientôt Mme du Deffand retrouvera à Saint-Ouen son inexorable ennemi l’ennui, et elle s’en prendra d’abord un peu à elle-même : « Je fis l’autre jour, écrit-elle à l’abbé Barthélémy, un souper chez les Necker ; je me trouvois comme Lacouture, je n’entendois pas le raisonné, et le braillé m’étoit insupportable. » Et dans une autre lettre : « Je fis, l’autre jour, un souper chez les Necker où je vous aurois fait honte et pitié. Je fus absolument stupide. Il n’y eut point du tout de la faute de M. Necher. Il n’est point bel esprit ni métaphysicien. Il y fut presque aussi bête que moi. » Puis, peu à peu, on la voit se désenchanter comme elle se désenchantait de tous ses amis, et c’est la femme qu’elle abandonnera la première : « La façon des Necher ne me surprend point, écrit-elle à Walpole, pendant un séjour que M. et Mme Necher faisaient en Angleterre ; ils ne savoient pas pourquoi ils faisaient ce voyage ;