Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 38.djvu/808

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

commun accompagné d’un courage et d’une élévation si extraordinaire. Quoique je sois bien ignorante, monsieur, et bien ridicule, si j’osois juger et louer plusieurs morceaux de votre ouvrage qui traitent des sujets au-dessus de mes connoissances, je suis au moins en état, comme tous ceux que l’avidité et l’intérêt n’ont point armés contre vous, de sentir le prix de ce qu’il contient de meilleur, je crois, monsieur, que je puis m’exprimer ainsi et que vous ne me blâmerez pas de mettre les vertus encore au-dessus des talens.

Je vous suis infiniment obligée de m’avoir donné des nouvelles de Mme Necker ; je vois avec peine qu’elle est toujours foible et souffrante, mais les assurances que son médecin vous donne, que son état n’est point inquiétant, me font un extrême plaisir ; parlez-lui, je vous prie, de mon tendre attachement pour elle et de toute ma reconnoissance de ce qu’elle a bien voulu s’occuper de moi ; je suis honteuse cependant de penser que par ses obligeantes inquiétudes, sur l’exactitude de celui qui s’est chargé de votre commission, elle vous ait privé de l’exemplaire qui vous restoit.

J’ai fait part à mes amies de tout ce que vous me dites pour elles ; elles en sont flattées et y sont sensibles comme elles doivent l’être. J’avois déjà parlé à Mme Necker de Mme de Poix et de Mme de Bouillon, mais je n’avais rien dit de Mme d’Hénin, qui ayant été au moment de perdre sa mère n’avoit pu penser à aucune autre chose et a lu votre introduction plus tard que ces dames ; elle en a été transportée et m’a beaucoup grondée de ne l’avoir pas prévu et de ne vous l’avoir pas dit d’avance. Elle prétend avoir un droit particulier à vous faire recevoir ses éloges et à être rappelée à votre souvenir. Je ne sais si vous m’entendez, monsieur, mais vous savez peut être déjà qu’il a paru une prétendue lettre de vous à Mme de Beauvau aussi méchante qu’elle est loin de votre style, où Mme d’Hénin est fort maltraitée ; on m’a fait aussi l’honneur de m’y placer et je suis très flattée de ce témoignage rendu à mon attachement pour vous ; on dit que je ne pourrai vous être d’aucune utilité, que je ne sais parler au public qu’aux Tuileries et que la saison ne permet pas d’y aller[1]. Vous voyez qu’il n’y a pas beaucoup d’amertume dans cette phrase ; à la vérité ceux qui ne me connoissent pourront en conclure que je suis un peu folle quelques fois, mais je m’en consolerai en pensant que jusque là j’espère n’avoir pas attiré l’attention du public, et que l’occasion n’est pas mal choisie pour faire parler de soi.

Adieu, monsieur, permettez moi de vous faire encore mille remerciemens

  1. La duchesse de Lauzun fait ici allusion à l’anecdote bien connue de son altercation dans le jardin des Tuileries avec un détracteur de M. Necker. On place souvent cette anecdote aux premiers jours de la révolution. La date de cette lettre montre qu’elle est antérieure.