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douce et tendre, qui vit au milieu du monde et comme le monde, semble transformer en actions vertueuses toutes les actions indifférentes. Aussi se trouble-t-elle de la moindre omission ; aussi rougit-elle dès qu’on la regarde et rougit-elle encore de s’être aperçue qu’on la regardoit. Émilie connoît donc mieux que personne l’importance des petites choses dans l’exercice de ses devoirs et rien de ce qui peut contribuer au bonheur des autres, ou augmenter leur affection ne lui paroît à dédaigner. C’est par un enchaînement de moyens très délicats, connus ou plutôt devinés par les âmes sensibles et qu’il leur est plus aisé de pratiquer que d’exprimer, c’est par une constance à toute épreuve qu’Émilie s’est frayé une route vers le bonheur à travers les circonstances les plus difficiles et les plus cruelles. Qui connut jamais cette femme charmante sans éprouver en même temps les plus douces émotions de l’amour et de l’amitié ? Ses grâces naïves pourroient inspirer des sentimens trop passionnés s’ils n’étoient reprimés par la noble décence de ses regards et par l’expression céleste de sa physionnomie ; c’est ainsi qu’Émilie en impose sans le savoir et qu’elle ne fit jamais naître que des sentimens dignes d’elle.


Mais peut-être trouvera-t-on plus d’intérêt encore à entendre parler la duchesse de Lauzun dans quelques-unes de ses lettres. Celle qu’on va lire est adressée à M. Necker, qui avait envoyé à la duchesse de Lauzun son livre sur l’administration des finances. Dans cette lettre, nous allons la retrouver telle que Mme Necker nous la dépeint, aimable, enjouée, modeste, tout étonnée qu’on s’occupe d’elle et que son jugement compte pour quelque chose, mais l’exprimant avec aisance et bonne grâce :


Ce 6 janvier 1785.

Je ne puis exprimer, monsieur, à quel point je suis sensible à la flatteuse marque de souvenir que je reçois de vous ; je suis bien aise que la lettre que j’ai eu l’honneur d’écrire à Mme Necker se soit croisée avec la vôtre et vous ait prouvé que mon admiration étoit à un tel degré qu’elle ne pouvoit être augmentée par ma reconnoissance ; vous aurez vu aussi qu’elle n’en étoit pas moins vive, quoique je ne me crusse pas du nombre des personnes que vous aviez bien voulu distinguer ; mais en lisant un ouvrage si admirable, il est impossible qu’un sentiment d’amour-propre ou de personnalité se joigne à tous ceux qu’il fait éprouver ; on se sent meilleur qu’on étoit avant de commencer cette lecture et l’on est transporté en voyant tant d’amour du bien public, tant de moyens de satisfaire cette passion et un désintéressement si peu