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pour certaines parties de sa Correspondance littéraire. De commensal habituel, il était devenu pour Mme de Vermenoux un ami, et même (s’il faut tout dire) quelque chose de plus. Aussi lorsqu’elle mourut, jeune encore, et persuadée que Meister serait toujours fidèle à sa mémoire, elle lui légua son cœur, en lui faisant jurer d’ordonner par testament que ce cœur fût enseveli un jour avec lui dans le même cercueil. Mais Meister était jeune également. Il retourna à Zurich, où il épousa une de ses amies d’enfance ; il devint père et grand-père et mourut à quatre-vingts ans en disant : « Si je m’étais marié plus tôt, le trésor de mon cœur serait plus riche encore de saintes joies et ma conscience déchargée d’amers souvenirs. » Les remords de Meister n’allèrent pas cependant jusqu’à lui faire oublier sa promesse, et dans son testament on trouve ces mots : « J’ordonne que le cœur de Mme de Vermenoux soit enfermé dans mon cercueil. » Respectueux des dernières volontés de Meister, ses héritiers se mirent en devoir de lui obéir. Mais qui était Mme de Vermenoux et où pouvait bien être son cœur ? Personne ne le savait. À la fin, un vieux serviteur consulté se souvint d’avoir vu Meister transporter soigneusement avec lui dans tous ses voyages une petite boîte en fer-blanc, qui, ayant été oubliée en dernier lieu, avait été portée au grenier. On y trouva en effet cette boîte, perdue au milieu de vieux meubles : c’était bien un cœur de femme qu’elle contenait, et ce pauvre cœur oublié repose aujourd’hui avec la dépouille de Meister dans le cimetière de Zurich.

N’étant point dirigée comme le sont ordinairement les jeunes femmes dans le choix de leurs relations, Mme Necker devait naturellement rechercher la société de celles dont l’abord était le plus facile et la réputation d’esprit ou d’agrément la mieux établie. A des titres très différens, trois femmes exerçaient alors une sorte de suprématie, et leurs figures se détachent encore aujourd’hui en pleine lumière sur le fond chatoyant de la société du XVIIIe siècle : c’était, dans le monde des lettres et de la bourgeoisie, Mme Geoffrin ; dans le monde de la cour et de la compagnie la plus brillante, la maréchale de Luxembourg ; à mi-côte en quelque sorte et attirant par le seul agrément de son esprit dans son modeste appartement du couvent de Saint-Joseph ce qu’il y avait de plus relevé dans les deux sociétés, la marquise du Deffand. Mme Necker entra successivement en relations avec ces trois puissances, et Mme Geoffrin fut la première auprès de laquelle elle trouva bon accueil. Il y avait cependant entre ces deux femmes peu de ressemblance de nature. Autant Mme Geoffrin était avisée, prudente et d’une lenteur habile dans ses procédés, autant Mme Necker était ardente, de premier mouvement et allant droit au but qu’elle se proposait d’atteindre. Jamais Mme Geoffrin n’aurait commis quelqu’une de ces erreurs de