Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 38.djvu/760

Cette page a été validée par deux contributeurs.
754
REVUE DES DEUX MONDES.

déchet matériel, intellectuel et moral à l’Alsace-Lorraine, qui n’avait jamais été aussi prospère qu’à l’époque où elle fut arrachée à la France. Il ne faut attendre des intelligentes populations de cette province ni manifestations, ni plaintes bruyantes : ce n’est point dans leur caractère ; elles sont assez sûres de leurs sentimens et de leurs opinions pour ne point éprouver le besoin d’en faire un vain étalage. Maintenant que le plus difficile est fait et l’habitude prise, l’administration allemande suffirait à la rigueur pour raviver à tout instant la blessure. « Comment donc s’y prenaient ces diables de Français ? » soupirent avec découragement ceux des fonctionnaires allemands qui, ayant pris au sérieux leur tâche de collaborateurs à l’œuvre de la conquête morale, sont humiliés de l’impuissance des efforts qu’ils font pour gagner à l’Allemagne cette population « sœur, » qui s’obstine à regretter la France et le régime français. C’est que :

Il est des nœuds secrets, il est des sympathies
Dont, par le doux rapport, les âmes assorties
S’attachent l’une à l’autre, et se laissent piquer
Par ce je ne sais quoi qu’on ne peut expliquer.

L’administration allemande pique bien, mais elle n’attache pas, parce qu’à la tête de chaque service sont placés des chefs et des conseillers originaires de Prusse, où l’usage est d’administrer comme on commande un régiment : c’est correct, mais rogue, rude et cassant ; cela manque de fondu, de liant, de séduction et de grâce. Aussi, voyez les conséquences. Des correspondans de journaux qui puisent leurs inspirations dans les bureaux de l’administration ont formellement dénoncé, tout dernièrement encore, les femmes alsaciennes et lorraines comme créant de sérieux embarras au pouvoir par le mauvais esprit qui les anime et leur indomptable humeur de résistance. Il y a du vrai dans ces plaintes un peu ridicules. Dans le catalogue, d’ailleurs assez limité, de ses moyens de germanisation et d’assimilation, la Prusse a négligé de faire la part des difficultés que peut lui susciter l’élément féminin d’une population hostile, sans doute parce qu’en Allemagne la femme, passive autant que patiente, ne compte guère comme influence sociale que dans les romans et les idylles. En Alsace-Lorraine, pour la première fois, l’administration allemande, pesante et tout d’une pièce, a pu expérimenter combien d’élémens subtils et insaisissables échappent à son action, quand elle se trouve aux prises avec des femmes vraiment femmes, que la conquête de leur pays n’a pas seulement blessées au vif dans leur patriotisme, mais qu’elle a froissées du même coup dans tous les sentimens qui font la femme, la mère, l’épouse, la sœur, la jeune fille et la ménagère. N’y eût-il que cette