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L’ALSACE-LORRAINE ET L’EMPIRE GERMANIQUE.

mettre aux abus trop certains auxquels prête son œuvre est la majoration des frais de justice dans une proportion si considérable qu’elle soulève déjà de toutes parts, après moins de six mois d’expérience, les protestations les plus vives. En Alsace-Lorraine, le produit de ces frais et amendes, qui jusqu’à l’an dernier n’a valu au trésor, tant que le tarif français était resté en vigueur, qu’un revenu annuel d’environ 100 000 francs, est estimé au budget de l’exercice courant à la somme de 2 152 000 francs ! Ce n’est pas tout : par une conception tout à fait ingénieuse, on est parvenu, en multipliant les cas où les annonces judiciaires sont prescrites, à créer indirectement, sans bourse délier, dans toute l’étendue de l’empire, une sorte de « fonds des reptiles » au profit des journaux bien pensans. Ce ne sera point là pour eux une médiocre ressource si j’en juge par une de ces annonces que j’ai sous les yeux et qui notifie publiquement à l’intéressé, en quarante-cinq lignes de texte, une condamnation à un jour d’arrêt pour tapage nocturne !

Ce que l’Alsace-Lorraine gagnera à la nouvelle organisation judiciaire allemande est difficile à imaginer et impossible à dire ; ce qu’elle y perd n’est malheureusement que trop manifeste. Si cette organisation peut être acceptée comme un réel progrès par les régions qui, comme le Mecklembourg, se trouvaient de deux cents ans en retard sur toutes les institutions modernes, elle fait au contraire reculer de plusieurs siècles des pays comme l’Alsace-Lorraine, auxquels sont ainsi arrachés du coup les inestimables avantages d’une législation à la hauteur des besoins sociaux. — Si encore, au prix d’un bouleversement si profond, dont on ne saurait prévoir dès à présent toutes les détestables suites, cette organisation introduite le 1er  octobre 1879 dans l’empire entier avait procuré à l’Allemagne les bienfaits d’une véritable unité judiciaire des Vosges au Niémen ! Mais de cette unité il n’y aura, après comme avant, que la trompeuse apparence, car il n’est point dans le caractère allemand de faire jamais table rase et de réédifier à neuf d’après un plan simple et bien conçu : ce sont là des procédés bons pour les races latines. L’Allemand, quand il rêve d’unité, n’entend pas la payer au prix des sacrifices qu’elle réclame ; il n’admet l’idéal unitaire qu’en tant qu’il est conciliable avec l’individualisme allemand, le particularisme allemand, le fédéralisme allemand, et par-dessus tout avec les antiques traditions et coutumes allemandes, générales, provinciales et locales, dût le problème en rester insoluble. À l’occasion de la réforme judiciaire, chacun des vingt-cinq états particuliers a voulu sauvegarder ses prérogatives et retenir, même en pareille matière, ne fût-ce qu’une apparence de souveraineté en conservant le droit de régler à sa propre convenance les questions de dé-