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l’histoire des réclamations du commerce présente une singularité très remarquable : on demande bien des réductions de prix pour soi-même, mais on se plaint surtout des réductions accordées aux concurrens.

L’influence des prix de transport est si grande que certains économistes (si on peut leur donner ce nom) ont été jusqu’à déclarer que la fixation de ces prix doit être considérée comme un droit régalien. On les assimile aux droits de douane, et dans les discussions qui ont lieu en ce moment à la chambre des députés, presque tous les orateurs ont prétendu que les tarifs des douanes seraient illusoires, si on ne les sanctionnait pas par la réglementation des tarifs de chemins de fer. Ce qui est bizarre, c’est qu’on ne parle jamais que des chemins de fer, et pourtant tous les autres moyens de transport devraient être également mis en cause, surtout les voies navigables ; mais, comme les transports sur canaux ou sur routes sont entre les mains de l’industrie libre, l’état n’a pas de moyen d’intervention auprès d’eux.

Il est dans la vie des nations, comme dans celle des hommes, certains momens où une sorte de fièvre vient obscurcir la notion du vrai et du faux : nous sommes dans une de ces périodes pour tout ce qui touche aux questions économiques, et le courant est tellement violent que les meilleurs esprits hésitent à y faire obstacle : plutôt que de l’affronter, on préfère louvoyer; la lutte contre les compagnies de chemins de fer a pris depuis quelque temps un caractère tout particulier d’acharnement; et ce qui est le plus frappant dans la situation actuelle, c’est que pas une voix n’ose soutenir les vrais principes et défendre ce bouc émissaire, chargé des accusations les plus iniques et souvent les plus absurdes[1].

Considérer la fixation des tarifs comme un droit régalien, donner à l’état, à la communauté, le droit de régler les prix de transport, est certes une des formes les plus curieuses et les plus nouvelles du communisme; car il ne faut pas s’y tromper: les chemins de fer ne peuvent rester isolés dans cette réglementation à outrance, et tous les transports, par eau aussi bien que sur routes, devront passer à leur tour sur ce lit de Procruste.

On serait tenté de croire que nous nous battons contre des moulins et que nous prêtons à nos adversaires des doctrines absurdes pour nous donner à peu de frais le mérite de les réfuter. Nous affirmons qu’il n’en est rien; nous avons entendu émettre ces idées par

  1. Faisons exception en faveur d’un ingénieur distingué, M. Emile Level, qui dans deux brochures, les Chemins de fer devant le parlement, a pris énergiquement la défense de l’industrie privée.