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vainement dans l’esprit du sauvage ; mais les secondes s’y trouvent bien certainement, si l’esprit du sauvage est déjà un esprit humain. Et M. Spencer le reconnaît lui-même, puisqu’ailleurs il semble accorder que de telles abstractions et généralisations, confuses et rudimentaires, ne sont pas totalement étrangères même à l’esprit sans langage des animaux supérieurs, même à celui des oiseaux, des reptiles et des insectes.

Nous aurions enfin besoin de preuves plus solides pour refuser à l’homme primitif toute curiosité, toute notion d’un ordre du monde et d’un enchaînement régulier des causes et des effets. Ici l’analogie, si souvent invoquée par M. Spencer, se retourne contre lui : la curiosité n’est-elle pas effet l’un des traits les plus saillans de l’enfance ? Et quant aux idées de relation causale et de fixité dans la succession des phénomènes, faut-il donc les déclarer absentes partout où elles ne présentent pas la netteté et la rigueur qui les caractérisent dans l’esprit du savant ?

Une série de chapitres où se déploient toutes les ressources d’un esprit merveilleusement ingénieux et de la science la plus attachante nous fait ensuite assister à la formation et au développement des idées primitives. Quelles idées peut produire l’impression immédiate des phénomènes naturels sur une intelligence telle que celle qui vient d’être décrite ? Il est clair qu’à défaut de toute notion scientifique de cause et de loi, les analogies les plus superficielles lui tiendront lieu d’explication. De là tout un système de conceptions et de croyances, dont l’apparente absurdité cache pourtant une sorte de logique, la seule possible au début de l’évolution intellectuelle.

Dans un ciel qui tout à l’heure était pur, un nuage se forme et peu à peu grandit. Le sauvage qui l’observe le voit se mouvoir, modifier sa masse et ses contours, puis s’enfuir et disparaître. — Il ne sait rien de la précipitation et de la condensation des vapeurs ; il comprend seulement qu’une chose qu’il ne voyait pas d’abord est devenue visible, qu’une chose visible il y a peu d’instans ne l’est plus. Mais bien d’autres changemens s’offrent à lui ; le soleil s’éteint d’un côté de l’horizon pour renaître de l’autre, la lune brille la nuit pour s’effacer au jour, chaque matin disperse les points lumineux des étoiles, et chaque soir les ramène aux mêmes places. Comètes, météores, arcs-en-ciel, aurores boréales, brouillards, mirages, autant de phénomènes qui, malgré les différences qui les distinguent, présentent ce trait commun de s’évanouir après une plus ou moins longue durée. Dans l’esprit du sauvage se produit ainsi peu à peu la croyance à deux ordres de réalités, les unes visibles, les autres invisibles, celles-ci pouvant se manifester quelquefois par des effets redoutables : le vent, par exemple, tout invisible qu’il est,