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entièrement abandonné à lui-même et soustrait à toutes les influences de l’éducation et de l’exemple parvienne jamais à penser, même à parler ; et encore, selon l’hypothèse évolutionniste, apporte-t-il en naissant, emmagasinés et comme imprimés en raccourci dans son cerveau, les expériences, les notions, le langage de générations innombrables qui, ajoutant sans cesse au patrimoine transmis, ont franchi tous les degrés de la civilisation. Mais l’homme primitif de M. Spencer, enfant par l’intelligence, ne trouve même pas dans son cerveau cette civilisation latente et condensée sous la forme d’une structure organique spéciale ; il n’a, pour penser, qu’un instrument rebelle, dont personne ne lui a enseigné l’usage, dont les ressorts, à peine ébauchés, ne sont sollicités à entrer en jeu par aucune tendance héréditaire, et que d’ailleurs une inertie naturelle le prédispose à laisser éternellement inactif : et c’est avec cela qu’il va commencer l’œuvre si difficile de l’évolution intellectuelle ! Sans trop insister sur ces invraisemblances, notons seulement l’étrange assertion relative au défaut, chez l’homme primitif, de la faculté d’abstraire. M. Spencer en donne pour preuve l’absence, dans les idiomes sauvages, des termes qui désignent, soit les genres, soit les qualités considérées indépendamment des sujets où elles se trouvent. « L’enfant, dit-il (et ce qui est vrai de l’enfant l’est également pour lui de l’homme primitif), est depuis longtemps familier avec les idées de chat, de chien, de cheval, de vache ; mais il n’a aucune conception de l’animal en dehors des espèces particulières ; des années s’écoulent avant qu’on rencontre dans son vocabulaire les mots qui finissent en ion et en itê. » — Mais d’abord, appliquer le nom de chat ou de chien, non pas à tel individu, mais à tous les animaux qui présentent des caractères semblables, c’est déjà faire une abstraction, car c’est exprimer une idée générale, et toute généralisation suppose une abstraction préalable ; de plus, nous doutons fort qu’une notion telle que celle d’animal puisse, à quelque époque que ce soit de l’histoire, être véritablement absente de l’esprit humain. Les peuplades les plus sauvages manquent, dit-on, de mots pour la traduire : en est-on bien sûr ? Les témoignages, en ces matières sont, on en conviendra, fort incertains et difficiles à contrôler. Je l’admets pourtant ; s’ensuit-il que l’idée elle-même fasse entièrement défaut ? A-t-on démontré que sans le langage toute conception abstraite et générale soit impossible ? — M. Spencer nous paraît ici ne pas distinguer suffisamment entre les idées générales et abstraites qui, résultats d’un procédé réfléchi, d’une opération méthodique de l’intelligence, ont toute l’exactitude, toute la précision scientifique, et celles qui sont le produit naturel et spontané des facultés humaines à l’occasion et à la suite des données immédiates de l’observation. Les premières, je l’avoue, on les chercherait