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du progrès humain, les héros des premières luttes (les plus difficiles !) contre les fatalités formidables qui obstruaient la route de l’avenir ! Qu’on nous montre comment, malgré tout, l’évolution s’est faite ! Si telle peuplade de Fuégiens ou d’Andamans semble éternellement condamnée à croupir dans son abjection présente, à moins que des races supérieures ne l’élèvent peu à peu à leur niveau, qu’on nous dise par quel miracle l’homme primitif, plus misérable et plus abject encore (l’hypothèse l’exige ainsi), a pu, sans exemples, sans imitation, monter graduellement vers le mieux. On n’a pas répondu à tout quand on a invoqué les lois nécessaires de l’évolution. L’évolution n’est pas une cause, c’est tout au plus un fait, et ce fait, loin d’être une explication, a besoin d’être expliqué. L’évolution suppose quelque chose qui évolue, et ce quelque chose, c’est ici l’humanité. Et pour que l’évolution de l’humanité ait pu commencer, il faut que les conditions primitives d’existence aient été telles que le nombre des chances en sa faveur l’ait emporté dès l’origine sur le nombre des chances contraires. Mais, d’après le tableau qu’on nous présente, ce fut justement l’inverse qui arriva, et l’évolution devient pratiquement impossible.

Et qu’on n’allègue pas la concurrence vitale pour expliquer tout progrès par la survivance du plus apte. Cette concurrence suppose que les hommes primitifs furent suffisamment, quoique inégalement, armés pour résister, pendant quelque temps du moins, aux causes extérieures et naturelles de destruction. Mais si la condition primitive fut celle que retrace M. Spencer, la seule chose, semble-t-il, que la concurrence eut à décider ce fut, non pas qui survivrait, mais bien qui mourrait le dernier.

Les caractères émotionnels de l’homme primitif présentent d’étroites analogies avec les précédens, dont ils ne sont guère que la traduction psychologique. Qu’on les déduise des données générales relatives à la genèse et à l’évolution des faits de conscience, ou qu’on les induise directement des témoignages fournis par l’observation des sauvages et des enfans, les conclusions seront les mêmes ; l’homme primitif dut être entièrement k la merci des impulsions et des désirs du moment, subjugué tour à tour par les sentimens les plus opposés, incapable d’un dessein suivi, imprévoyant des maux futurs, impatient de toute contrainte, à peu près fermé à la sympathie et à l’amour de ses semblables. De là une manière d’agir qui se joue de toutes les prévisions ; de là l’impossibilité de s’enchaîner à l’avance par une promesse ; de là une fragilité extrême du lien social que les explosions soudaines et irrésistibles des passions individuelles menacent à chaque instant de rompre. — Tout à l’heure, c’était la conservation de la vie physique qui, dans la théorie de M. Spencer, nous paraissait difficile à comprendre ; ici,