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à écarter de nos affaires des ingérences étrangères. La discipline en sera plus facile et meilleure ; on la pratiquera comme une habitude. Chaque fois qu’on m’a posé cette alternative : La marine doit-elle être une administration ou une armée? J’ai répondu avec la conviction la plus absolue et la plus complète : La marine doit être une escadre. Placez donc un amiral à sa tête. Seulement, si vous m’en croyez, donnez à cet amiral ce qu’il trouve, quand il prend la mer, un grand état-major.

Nous possédons un admirable établissement hydrographique; c’est à tort que nous donnons à cet établissement le nom de dépôt. La marine ne s’est assuré le secours d’aucune institution qui soit l’analogue du dépôt de la guerre. Le cabinet seul du ministre concentre les renseignemens, élabore les plans de campagne. Je préférerais à ce cabinet, qui n’est point à l’abri des fluctuations de la politique, un grand état-major stable, je serais presque tenté de dire : inamovible. Je voudrais surtout exempter cet état-major du soin encombrant des affaires courantes pour le laisser tout entier à sa tâche de classement et de méditation. C’est à lui que je confierais le dépouillement et l’analyse raisonnée des documens qui vont s’engloutir souvent sans profit dans nos archives. Les journaux de bord en particulier sont aujourd’hui tellement succincts, tellement insignifians qu’on n’a guère l’idée de les consulter. Le jour où l’on saurait que ces journaux doivent être, au retour de campagne, expédiés au dépôt pour y devenir l’objet d’une investigation sérieuse et d’un rapport au ministre, il n’est point douteux que la rédaction n’en fût subitement améliorée. D’incalculables richesses s’accumuleraient ainsi dans ce fonds commun ; les préparatifs, en cas d’expédition, en seraient plus prompts, mieux proportionnés au but qu’on voudrait atteindre. Sur l’hygiène à suivre, sur les précautions à prendre, sur la saison à choisir, sur la nature même des navires et des équipages à employer, on aurait des données précises. Si éclairé, si laborieux, si intelligent qu’on le suppose, le cabinet d’un ministre n’aura jamais le calme et le loisir d’un établissement fixe dont le labeur n’a pas à craindre de brusque interruption. Le cabinet d’un ministre aura de plus, me dira-t-on, le secret. C’est possible, après tout; mais vous l’avouerai-je? le secret, je n’en ai nul souci ; je ne l’ai jamais vu servir qu’à entraver les préparatifs.

Nous voilà bien loin de la trière antique; je ne tarderai pas à y revenir, puisque cette trière est devenue un tremplin d’où je puis m’élancer jusqu’aux questions modernes, u Ce sont là des digressions, dit le bon Plutarque dans la traduction de M. Talbot, mais comme elles n’excèdent pas la mesure, peut-être les gens difficiles eux-mêmes ne nous en sauront pas mauvais gré. »

E. Jurien de La Gravière.