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frégates anglaises. « Trois de ces cinq frégates avaient amené leur pavillon, deux s’étaient détruites, toutes ne succombèrent qu’à la dernière extrémité et après avoir subi d’énormes pertes, quoique s’étant toujours présentées au combat en forces supérieures. » Quel usage allait faire le vaillant commandant de son équipage de conscrits? Ce n’étaient plus là les jeunes volontaires de l’île de France, briguant à l’envi l’honneur de s’embarquer sur les frégates que leur envoyait la métropole. Assailli de prières, de supplications, de réclamations, de la part des amis, des parens, des protecteurs de ces malheureuses recrues, Bouvet se voyait, à chaque instant, détourné de ses travaux « pour faire tête à leurs clameurs. » A les entendre, les protégés de chacun méritaient leur congé. Pour couper court à tant d’importunités, le capitaine de l’Aréthuse lève l’ancre, descend au bas de la rivière et interdit la communication avec la terre. « Quand mes jeunes gens, dit-il, virent que c’était bien définitivement qu’ils allaient faire campagne, ils ouvrirent l’oreille aux encouragemens que je leur donnais et laissèrent guérir les plaies que beaucoup d’entre eux s’étaient faites pour se faire envoyer au dépôt. J’obtins d’abord de la résignation, dans la suite du dévoûment. » Le dévoûment même ne donne pas le pied marin. Bouvet va s’établir dans les parages de la Vigie dite les Cinq Grosses Têtes; les croiseurs anglais ne viendront plus l’y chercher. Ce prétendu écueil, que nous nous sommes enfin décidés à faire disparaître de nos cartes et qui n’a probablement jamais été qu’un essaim de glaces flottantes rencontré dans la brame par quelque capitaine ahuri, était alors l’effroi des navigateurs. Bouvet ne pouvait choisir endroit moins fréquenté, parage plus sujet aux coups de vent et à la grosse mer. Il y passe un mois tout entier. Quand il se porte vers Madère et vers les Canaries, l’équipage de l’Aréthuse est devenu méconnaissable: l’œil même de son père, l’amiral Decrès, s’y tromperait. Les pourceaux de Béotie sont mieux que des sangliers, on les prendrait pour des marsouins. Toute trace de mélancolie a disparu ; de nombreuses prises ont déjà été faites, « des idées d’émulation et de lucre commencent à germer parmi cette jeunesse que le succès enhardit tous les jours. » Le 6 février 1813, ce ne sont plus des navires de commerce qu’il s’agit de poursuivre : le moment est venu de se mesurer avec une frégate anglaise. Prendre une frégate anglaise! — il me semble que j’entends encore mon père, — ce fut pour toute une génération de marins l’idéal de la gloire; la bataille d’Austerlitz n’était rien auprès d’un pareil triomphe. La chose, à vrai dire, n’arrivait pas souvent, on l’eût vue se répéter davantage, si nous avions eu ce que Démosthène souhaitait à son pays, — beaucoup de Bouvets.

L’Amelia court sur l’Aréthuse à toutes voiles. J’ai connu deux