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l’artillerie. Faire taire le canon amené sur la plage, les navires cuirassés le pourront toujours; il suffira que la profondeur de l’eau leur permette de s’approcher à 1 ou 2 milles du rivage. Les chaloupes canonnières suppléeraient au besoin les vaisseaux; mais qu’il est plus habile, qu’il est plus profitable d’aller jeter ses troupes sur un point où elles ne sont pas attendues! Ne dût-on jamais aborder, qu’il y aurait encore intérêt à se montrer en forces sur la côte ennemie ! On peut finir par ruiner une armée sans lui tirer un seul coup de fusil, pourvu qu’on sache la contraindre à marcher. J’irai même plus loin : je soutiens qu’une flottille convenablement équipée exerce déjà du port où on la rassemble une action stratégique de la plus extrême importance.

« Une bonne ruse, dit Xénophon, c’est d’avoir l’air d’armer une flotte et puis d’attaquer par terre, ou bien, de feindre une attaque par terre et d’entreprendre par mer. » C’est ainsi que la cavalerie athénienne, commandée par Gryllus, trompa Épaminondas qui l’attendait dans la vallée de Némée. Cette cavalerie prit passage sur des navires de transport et alla débarquer en Laconie; Épaminondas la rencontra, pour sa perte, dans les champs de Mantinée. Démosthène n’avait probablement pas oublié cette adroite manœuvre, quand il s’écriait : « Voulez-vous tenir Philippe en échec? équipez pour la moitié de nos cavaliers des vaisseaux-écuries! »

Qu’avaient appris à Germanicus trois campagnes douteuses ? Que, dans un pays détendu par des bois et par des marais, il est malaisé, sinon impossible, de protéger une longue file de bagages; que les soldats peuvent s’user sur les routes plus vite encore que dans les combats; qu’il n’est point enfin de réserve si large de bêtes de somme qui ne s’épuise à traîner, à travers des sentiers boueux, d’interminables convois. Si l’on possède, au contraire, une flottille, si cette flottille est en mesure de remonter les fleuves, fantassins, cavaliers, tous arrivent sans fatigue au point de départ des opérations. Voilà bien ce qu’on serait en droit d’appeler « un chemin de fer qui marche. »

Je me suis souvent demandé pourquoi on ne remontait plus les fleuves : est-ce par crainte de l’artillerie? Mais les balistes, — missœ e tormentis hastœ, — les catapultes, les frondes étaient aussi une artillerie névrobalistique ; elles avaient bien leur efficacité sur ces arènes étroites bordées souvent de si près par les deux rives. Ont-elles empêché les Normands, au IXe siècle, de brûler Rouen et l’abbaye de Jumièges, de surprendre Blois et Amboise, Cantorbéry, Rochester et Londres, de remonter la Loire jusqu’à Tours, la Garonne jusqu’à Toulouse, le Guadalquivir jusqu’à Séville, la Seine jusqu’à Paris, la Charente jusqu’à Saintes, de réduire Tarbes en cendres, de piller Orléans, Bordeaux et Périgueux?