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et qui a fini par apprendre à ses dépens, par un cruel retour de fortune, que la gloire d’un peuple est toujours faite du deuil et de l’humiliation des autres. Si je me permets un rêve, c’est un rêve de sécurité. J’ai peut-être en trop haute estime les forces militaires qui, de tous côtés, nous entourent; pardonnez-moi, en faveur du motif, cette obsession. Le discours de mon vaillant ami, le vice-amiral Bouët-Willaumez, discours qui, en 1870, fit tressaillir d’une émotion unanime le sénat, me revient souvent en mémoire. Je me dis alors : Profitons-nous bien des conditions exceptionnelles que nous devons à la configuration de notre territoire? La marine ne peut-elle concourir autrement qu’en prenant la place d’une armée absente, à la défense nationale? Lui est-il interdit de revenir au rôle qu’elle a joué autrefois? La chose vaut assurément la peine qu’on y pense.

On m’a fait très judicieusement observer qu’il ne suffisait pas « de mettre les petits bateaux dans les grands, » que, si l’esprit militaire venait jamais à s’affaiblir parmi nous, le feu grégeois lui-même et les siphons d’airain de l’empereur Léon ne nous sauveraient pas. Je le reconnais et je serais heureux de pouvoir trouver à ce sujet encore quelque bon conseil à donner. Il y a pourtant quelque inconvénient à s’imaginer que, parce qu’on se connaît en cothurnes, on pourra impunément porter sa critique sur d’autres objets. Je n’aime pas beaucoup à sortir de ma spécialité. Préserver les mœurs d’une nation des effets presque inévitables d’un croissant bien-être est le devoir du législateur; ce n’est pas celui de l’officier de marine. Vous insistez? Quel exemple chercherai-je dans l’histoire qui me puisse inspirer le courage de vous satisfaire? Démosthène a été, dans son temps, le capitaine de pavillon du stratège Céphisodote, comme j’ai été, dans le mien, le chef d’état-major de l’amiral Bruat. Néanmoins Démosthène est beaucoup plus connu pour son talent admirable d’orateur que pour la capacité dont il fit preuve en sa qualité de triérarque. Je lui céderai volontiers la parole; il ne faudra que quelques mots à son éloquence pour rendre, cent fois mieux que je ne pourrais le faire, toute ma pensée. Que murmure donc cet illustre ennemi de Philippe? « Je te demande, ô ciel, toutes tes faveurs; je te demande principalement des grands hommes. » Oui, Seigneur! cette fois encore le patriote, justement ému, a raison: protégez notre industrie, jetez un regard propice sur nos récoltes, ramenez nos flottes marchandes au port, mais surtout, si vous nous aimez, donnez-nous des grands hommes! Les grands hommes naissent presque toujours des grands souvenirs; ne faisons-nous pas trop bon marché des nôtres? Il faut y prendre garde; la victoire pourrait nous garder rancune si elle nous voyait nous obstiner ainsi à vouloir « arracher à son piédestal » le dieu de la guerre.