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regard la profondeur inquiétante de l’eau. Le porte-aigle, après avoir invoqué les dieux, s’élance à la mer. « Suivez-moi, compagnons, s’écrie-t-il, si vous ne voulez livrer l’aigle de la légion aux barbares! » On le suivit. Les Bretons poussent contre les légionnaires leurs chevaux; les premiers rangs des Romains, dans l’eau jusque dans la ceinture, ont une peine infinie à s’affermir sur le fond; ils redoublent d’efforts pour prendre pied sur la plage. César remplit de soldats les esquifs et les caïcqs des galères, — scaphas longarum navium et speculatoria navigia. — Il les envoie au secours des légionnaires qu’il voit près de plier. Les barbares sont refoulés, la plage est conquise; la fortune n’a pas osé faire défaut à César. La campagne eût été terminée en un jour si la cavalerie avait pu aborder dans l’île. Les vents contraires retinrent au port les vaisseaux à voiles sur lesquels on l’avait embarquée.

Les chevaux, vous le voyez bien, sont toujours le grand impedimentum. Ah! si l’on pouvait leur apprendre à traverser les détroits à la nage! mais il n’y faut pas songer. Occupons-nous donc sans relâche de trouver le moyen de les transporter. Je vous ai parlé à ce sujet de la pirogue double, car je voudrais un moyen de transport qui fût à la fois un moyen de débarquement. Je ne me dissimule pas tout ce que le problème a de délicat. Je ne vous propose pourtant que de débarquer des chevaux; si je vous demandais de mettre à terre des éléphans! Le roi Pyrrhus fut le premier, je crois, qui fit franchir à ces animaux gigantesques un bras de mer; les Carthaginois, après lui, en inondèrent la Sicile. Serez-vous moins entreprenans que des Épirotes, moins ingénieux que des soldats de Carthaâge?

Je ne sais pas encore si je travaille pour la bataille de Dorking ou pour la bataille de Kœnigsberg; peu m’importe, je travaille surtout pour l’amour de l’art. Quand chacun s’agite à Corinthe, c’est bien le moins que moi aussi, je roule mon tonneau. Les rivages de l’Angleterre seront peut-être un jour menacés; ce que je puis garantir sans être un grand prophète, c’est qu’ils ne le seront jamais par nous. Les temps sont bien changés, depuis l’époque où l’empereur Napoléon Ier voulait interdire l’accès du continent aux produits d’outre-Manche. « Voyait-on un concombre, un levraut, un cochon de lait, une gousse d’ail, un grain de sel, tout cela était de Mégare, tout cela était aussitôt saisi et vendu. » Habitans de Mégare, nos marchés aujourd’hui vous sont ouverts; vous en connaissez l’importance, nous avons le droit, en échange, de compter sur votre amitié; vous auriez bien tort de douter de la nôtre. Je serais vraiment un grand coupable si, pour avoir la satisfaction de faire prévaloir mes idées, je m’exposais à mettre en péril la paix du monde. J’appartiens à un pays qui s’est assez rassasié de gloire