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temps, et point n’est besoin d’insister sur les enseignemens philosophiques répandus à profusion dans la Divine Comédie. La valeur relative de ces enseignemens, le mérite contestable de cette science ne doivent pas nous faire méconnaître l’intention généreuse qui a guidé le hardi novateur dans cette entreprise, l’esprit de libéralisme, — la pronta liberalità, comme il le dit lui-même[1], — qui l’a animé en tout ceci. Il faut lire dans le Convito les reproches amers, courroucés qu’il adresse aux savans et aux pédans, de mettre la lumière sous le boisseau, de garder pour leur profit les sublimes vérités, d’éviter le contact et l’idiome de la foule : dans ce besoin de publicité et de propagande, dans cette pronta libéralità), on sent déjà le souille vivifiant de la Renaissance.

N’est-ce point Dante aussi, — comme l’a déjà indiqué l’autre jour, au passage, notre illustre commandeur, — qui a inauguré cette union du monde classique et du monde chrétien, devenue plus tard, au XVIe siècle notamment, la grande pensée de la renaissance ? Les commentateurs de notre poète ont été infatigables à faire et à refaire le compte exact de son érudition en matière de littérature ancienne ; ils ont longuement et vainement discuté la question s’il savait ou non le grec ; ils se sont demandé si tel auteur romain lui était connu de première ou de seconde main ; ils ont distingué entre la latinité de ses écrits en prose et celle de ses églogues ; tous ils ont invoqué à l’envi Boccace proclamant Alighieri « son premier guide et son premier flambeau » dans l’étude des humanités. Nous pouvons, par bonheur, faire abstraction de pareilles minuties, et il suffira déjà de nous rappeler simplement la place immense que l’antiquité tient dans l’économie de la Divine Comédie, dans tout le système politique de Dante et jusque dans ses convictions religieuses, — ses idées sur le salut et la grâce[2], — pour reconnaître aussitôt le vrai rôle d’initiateur que le Florentin du XIVe siècle a eu dans la palingénésie classique de notre poésie, de notre art et de l’ensemble de notre civilisation.

Son rôle n’est pas moins grand encore dans un autre et bien vaste ordre d’idées, qui est devenu le champ de bataille de notre société moderne ; je veux parler de la question des rapports de l’état et de l’église. Si l’on dégage en effet le système politique de l’auteur de la Monarchie de tout ce qui a été illusion et chimère, on n’est pas peu surplis de trouver au fond une doctrine nette et précise sur les attributions et l’indépendance du pouvoir civil à l’égard du pouvoir religieux ; la revendication la plus énergique, en face de l’église, des droits souverains de l’état dans la sphère qui lui est propre. « Le pire pour l’homme sur la terre eût été de ne pas être citoyen, »

  1. Convito, I, cap. VIII, initio.
  2. Voyez la troisième partie de cette étude.