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à une apparition aussi soudaine, aussi radieuse pour lui ; mais il faut lire ses « épîtres, » les écrits qu’il sema tout le long de la route de Henri VII des Alpes à Florence, il faut les lire dans leur prolixité enflammée, dans leur latin à la fois emphatique et biblique, pour se faire une idée de l’homme, pour mesurer toute la hauteur de son exaltation et toute la profondeur de son aveuglement. Dans la première de ces feuilles volantes, Alighieri s’empresse d’annoncer au monde la bonne nouvelle, le message céleste. Dieu enfin a eu pitié des misères intolérables du genre humain ; il s’est redressé le lion de la tribu de Juda, et voici venir un second Moïse qui délivrera le peuple de toutes les plaies d’Egypte ; voici le «Titan pacifique» qui fera reverdir la justice. Que l’Italie se lève donc dans la joie et l’allégresse et qu’elle aille au-devant de son fiancé, le consolateur de l’univers, l’orgueil des nations, Henri plein de grâce, le divin, l’auguste et le César ! Et le poète adjure tout « le sang longobard » de dépouiller « sa barbarie accumulée. » Si les générations présentes ont encore gardé quelque reste de l’ancienne sève « des Troyens et des Latins, » qu’elles se hâtent de saluer l’aigle impériale qui va fondre avec la rapidité de l’éclair !.. Le Lutzelbourg descend en effet les Alpes dans le mois d’octobre 1310, avec sa cohorte de cinq mille mercenaires, — mélange bizarre et bigarré de langues et de races; — les débris, les proscrits du parti gibelin se portent au-devant de lui de toutes parts, et Dante est du nombre. « Il voit la majesté impériale, il entend ses paroles, et il se dit en lui-même : Ecce Agnus Dei, ecce qui abstulit peccata mundi[1] ! » mais il ne lui demande ni emplois, ni honneurs, ni récompenses. Son compatriote et son confrère en Apollon, Cino da Pistoja, accouru du fond de la France, entre au service de l’empereur, devient un des agens de sa diplomatie; Dante, — et ceci témoigne de son parfait désintéressement, — se contente d’avoir vu le Messie et retourne en Toscane, « aux sources de l’Arno, » d’où il datera ses pamphlets suivans, tous destinés à préparer les voies du Seigneur et à redresser ses sentiers.

C’est que la marche du libérateur du monde est loin d’être triomphale : le « Titan pacifique » ne peut avancer qu’au milieu des flammes et du carnage. Lodi, Crémone, Brescia et mainte autre ville lombarde se soulèvent et ferment leurs portes ; Florence devient le centre de la résistance politique. Alighieri est indigné et consterné de cette audace, de cette folie criminelle, et il multiplie les exhortations. Les insensés, les égarés, qui ne reconnaissent pas le mandataire de Dieu, et « qui croient qu’il y a prescription contre le droit public! » Ils s’insurgent contre l’unité impériale : pourquoi alors ne

  1. Lettre du 16 avri’1311. (Op. min., III, p. 166.)