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imposer un régime uniforme, indistinct à tous les habitans de la terre. « Autrement, dit-il dans sa manière scolastique, doivent être gouvernés les Scythes qui vivent sous une grande disproportion de jours et de nuits, et sont affligés d’un froid intolérable, et autrement les Garamantes qui jouissent de l’égalité du jour et de la nuit, et que les chaleurs extrêmes forcent à marcher tout nus. » Mais au-dessus de ces régimes divers et des princes qui les appliquent, il faut qu’il y ait une volonté suprême qui représente l’unité du but. L’unité, pense-t-il, est aussi nécessaire dans l’ordre temporel que dans l’ordre spirituel : si la chrétienté a besoin d’un pape pour son salut éternel, elle a un égal besoin d’un empereur pour son salut en ce monde. Les deux institutions sont divines au même titre, et c’est « déchirer la robe sans couture du Christ » que de ne pas voir le rapport intime, indissoluble entre l’unité dans l’église et l’unité dans l’empire…

À la fois visionnaire et logicien, — car les deux termes sont loin de s’exclure, — Dante invoque à l’appui de sa thèse la religion et la science, l’Évangile et Aristote, les prophètes de la Bible et les poètes de l’antiquité, l’histoire sacrée et l’histoire profane. Cette fiction colossale du moyen âge qui voyait dans l’empire de Charlemagne la continuation du règne de Constantin le Grand et d’Auguste, Alighieri l’accepte avec un sérieux profond, terrible, et lui donne encore des proportions tout autrement démesurées, fantastiques. Ce n’est pas seulement Constantin, ce n’est pas seulement Auguste, mais c’est le peuple romain dans son ensemble et depuis son origine qui a été le vase d’élection pour l’unité du genre humain, sous la loi du Christ. Le doigt de Dieu est aussi reconnaissable dans l’histoire du peuple romain que dans celle du peuple juif[1]. La ville sur le Tibre fut fondée vers la même époque que la maison de Jessé d’où sortit la vierge Marie ; les Hébreux étaient prédestinés à produire de leur sein la vraie foi universelle, comme les Romains le véritable état universel. Le grand ancêtre de ceux-ci fut Énée, dans lequel s’unirent les trois parties du monde : il eut pour aïeux Assaracus de Phrygie, Dardanus d’Europe et Électre, fille d’Atlas l’Africain ; il eut pour ses trois épouses : Creuse, fille de Priam l’Asiatique, Didon de Carthage, et Lavinia, la mère des Albains. Le bouclier tombé du ciel pendant que Numa faisait ses sacrifices, la fuite de Clélie, les oies qui sauvèrent le Capitole, la pluie de grêle qui empêcha Annibal de poursuivre sa victoire, etc., Dante énumère tous ces faits, tous ces miracles, comme les signes évidens des desseins que Dieu a eus de tout temps sur l’urbs : Dieu lui destinait de bonne heure la monarchie universelle qu’elle finit en effet par posséder. L’Évangile de

  1. Voyez pour tout ce qui suit la Monarchia, lib. II, passim.