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son esprit : originalité assurément différente de celle de M. Guizot ressaisissant les lois de la civilisation française et retraçant en philosophe, en doctrinaire, en écrivain toujours un peu abstrait, les progrès des nations européennes; originalité différente aussi de celle d’Augustin Thierry, le grand artiste des résurrections du passé. M. Thiers, lui, écrivait en politique, un peu en tacticien, en homme d’action : ses récits étaient encore de l’action. Il avait dans les luttes de l’esprit quelque chose de ces jeunes héros dont il aimait à évoquer la mémoire, et l’Histoire de la révolution française était sa campagne d’Italie, brillante, retentissante. Un soir de ce temps-là, dans le salon du prince de Talleyrand, on parlait de ce livre, dont les derniers volumes avaient déjà paru. Des royalistes le critiquaient avec amertume comme la plus audacieuse réhabilitation de l’époque révolutionnaire, ils ne voyaient pas tout ce qu’il y avait sous ce feu de vive et nette intelligence des choses de gouvernement. M. de Talleyrand écoutait tout et finissait par dire : « Je pense que M. Thiers, qui est au fond un esprit très monarchique, écrirait encore mieux l’histoire de l’empire; je crains seulement que vous ne lui en laissiez pas le temps. » Le rusé diplomate qui avait des coquetteries pour la jeunesse, démêlait dans l’écrivain le politique fait pour un plus grand rôle et dans l’œuvre présente l’œuvre future; mais l’heure n’était pas encore venue. Pour le moment l’histoire de M. Thiers restait le livre le plus complet, le plus éclatant sur la révolution. Elle avait l’à-propos, le mérite de répondre à toute une situation morale et politique, le retentissement d’un succès populaire dans les classes nouvelles, dont elle reconstituait la tradition, dont elle flattait les instincts. Elle était, sous la forme historique, comme le manifeste du libéralisme militant opposé à la contre-révolution qui occupait déjà le pouvoir et les chambres, qui essayait de renaître et de s’organiser sous le nom de la restauration.


IV.

On comptait déjà plus de dix années de vie constitutionnelle. On touchait à ce point culminant de 1827-1828, où le ministère Villèle venait de succomber dans les élections, où la lutte des partis s’animait de jour en jour, où l’opposition grandissait par l’affluence des talens, par la vivacité des griefs, par les complicités croissantes de l’opinion.

A parler franchement, après tant d’espérances déçues et tant d’efforts trompés, on peut bien dire désormais qu’il y avait plus de passion que de raison et de prévoyance dans ces luttes, que cette opposition se laissait emporter trop loin à l’égard d’un gouvernement plus agité, plus égaré que sérieusement menaçant. Telle