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comme vous : c’est l’orgueil qui chez nous demande l’égalité, et qui chez vous la refuse; mais entre ces deux orgueils lequel est coupable, de celui qui demande le droit commun ou de celui qui le conteste? » Et tous ces défis d’ancien régime résumés par M. de Montlosier, le publiciste, la veille encore inconnu, les relevait avec la verve impétueuse d’un homme parlant au nom des classes nouvelles, visant à travers les théories du vieux patricien un gouvernement déjà troublé par l’esprit de réaction.

Ce qui reste caractéristique, c’est qu’il y a eu certainement un point, le point décisif du combat, où M. Thiers a été dès le premier jour plus vivement, plus directement engagé que les libéraux mondains et les philosophes de la jeune opposition. Sur la révolution et sur l’empire qui lui apparaissait comme la concentration victorieuse et coordonnée de la révolution, il avait ses idées arrêtées, son parti-pris. De naissance, d’instinct, d’éducation, d’imagination, il appartenait à cette époque de rénovation puissante, redoutable et glorieuse. Il s’avouait révolutionnaire et patriote tout net, sans subterfuge et sans quintessence. Sur ce point, il pensait et il sentait comme Manuel et comme Béranger; il allait plus loin que les jeunes libéraux, les modérés et les doctrinaires constitutionnels. En même temps, cependant, s’il semblait se séparer par certaines de ses hardiesses de ses amis de la jeune opposition, il échappait par son âge, par la vivacité de son esprit aux préjugés de la vieille opposition, du vieux libéralisme campé au Constitutionnel, De ce libéralisme représenté par le Constitutionnel, mélange singulier de fanatisme révolutionnaire, de réminiscences napoléoniennes, de démocratie ombrageuse, de philosophie du XVIIIe siècle et de superstitions classiques, M. Thiers ne prenait que ce qui convenait à sa nature. Il n’avait, quant à lui, ni les banalités d’irréligion à la Dulaure, ni les ressentimens jaloux à la Courier, ni envie, ni haine. Jusque dans ses opinions les plus vives, il gardait je ne sais quelle liberté aisée d’intelligence qui le détendait des vulgarités de parti, bien plus encore des passions de secte, et s’il se sentait de la race de Voltaire, il ne se confondait pas avec tous les voltairiens.

En un mot, il restait lui-même, avec ses instincts, avec ses dons naturels, entre les jeunes et les vieux libéraux, lié aux uns et aux autres par une pensée commune d’opposition, indépendant des uns et des autres par la liberté de son allure, par la vigoureuse souplesse d’un talent qui avait l’ambition, le goût et le pouvoir de régner.