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ces forces nouvelles sous l’autorité des noms les plus accrédités de l’opposition. C’était, à côté des journaux livrés aux improvisations d’une polémique ardente, un essai de « Revue » où l’on devait traiter « avec plus de soin et d’étendue les grandes questions de la politique et de la littérature. » M. de Rémusat se multipliait dans les Tablettes. C’est là qu’il publiait, sous ce titre le Choix d’une opinion, des pages d’une délicate fermeté qu’il a recueillies depuis, qui ressemblaient alors à un manifeste des jeunes libéraux mondains à l’adresse des salons. M. Dubois écrivait sur l’Université et sur M. de Lamennais, son orageux compatriote de Bretagne. M. Mignet parlait avec sagacité de la diplomatie, des affaires obscures de la Russie; d’autres écrivaient sur la philosophie, sur les « poésies de M. de Lamartine, » sur les essais historiques de M. Guizot. M. Thiers, pour son compte, s’était chargé de ce qu’on appellerait aujourd’hui une « chronique, » — d’un « bulletin politique 1) qu’il ne signait pas, où il retraçait périodiquement la situation, à ce moment troublé de la guerre d’Espagne : on était en 1823. Dans ces « bulletins » inconnus, curieux à relire, M. Thiers déployait dès lors une singulière sûreté de coup d’œil, l’intuition des affaires, le sens juste et fin des jeux de la politique, des ambitions et des rivalités des hommes. Il maniait la polémique avec un art souple et hardi ; mais cette alliance des forces nouvelles dans une même œuvre n’était que d’un moment. La disparition forcée des Tablettes laissait sans lien l’armée à peine en formation. Les universitaires, suivis de M. de Rémusat, de M. Vitet, de M. Duchâtel, de M. Duvergier de Hauranne, allaient, par la création du Globe, ouvrir en pleine restauration une école de critique supérieure et de philosophie destinée à devenir bientôt une puissance intellectuelle. M. Thiers revenait au Constitutionnel, ou plutôt il était un peu partout, guerroyant au Constitutionnel d’abord, écrivant un instant au Globe sur le Salon de peinture, poursuivant en même temps l’histoire de la Révolution qu’il venait de commencer, s’occupant de politique, de finances, d’art militaire, et partout montrant déjà ces qualités natives qui ont fait de lui le plus puissant, le plus lumineux des vulgarisateurs.

Au fond, en entrant avec ses jeunes contemporains dans le mouvement de la restauration, M. Thiers ne se confondait pas avec eux. Il était leur allié, il marchait sous le même drapeau, il se retrouvait à peu près avec eux dans les luttes décisives, il ne leur ressemblait pas. On peut bien dire que dans cet essor du commencement du siècle il a eu, dès le premier jour, une place particulière et distincte par l’originalité de sa nature et de ses idées, par la direction et même par la forme de son talent. Il a représenté presque seul avec M. Mignet, une nuance intellectuelle et politique