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était le rappel immédiat des émigrés[1]. La sincérité du roi fut compromise par les menées des familiers des deux cours. Tout en refusant de sanctionner les décrets des 28 octobre et 9 novembre 1791, le roi, dans une proclamation émue, les pressait de rentrer en France; en même temps, il écrivait à ses deux frères des lettres d’une dignité triste auxquelles les princes se permirent de faire d’impertinentes réponses. L’abbé de Montesquiou avait rédigé les lettres du roi ; la reine chargea un intendant de la maison de Monsieur de les porter; comme on s’étonnait de ce choix, la reine répondit qu’elle comptait sur des indiscrétions, qu’il suffisait que le public sût que le roi avait écrit ces lettres, et que les princes étaient prévenus par la correspondance particulière[2].

L’opinion ne s’y trompait point; on accusa la cour de jouer un double jeu, et l’agitation redoubla. Tous les échos de la frontière proclamaient les mouvemens de l’armée de Condé, ses tentatives, ses recrues; les marchands, les voyageurs rapportaient, en les exagérant, la force des contingens réunis sur les bords du Rhin. On disait que le vicomte de Mirabeau, frère du célèbre constituant, courait à la tête de 600 cavaliers dans l’évêché de Strasbourg, que les transfuges s’organisaient en colonnes d’attaque à Worms, Mayence, Trêves, Kehl, qu’on violentait les patriotes aventurés sur le territoire rhénan, qu’on avait proposé au général Wimpfen de livrer Neuf-Brisach. Dans la séance du 19 novembre 1791, le député Isnard dénonça la situation et réclama des mesures décisives. La déclaration royale du 14 décembre, quoique tardive, était l’expression des sentimens personnels de Louis XVI, qui n’avait jamais espéré beaucoup du désintéressement des puissances étrangères et qui se défiait plus que jamais des émigrés. Mais les erreurs de jugement sont aisées quand on ne vit pas dans un même milieu moral; cette déclaration fut comprise comme une invitation d’agir vite adressée aux Français d’outre-Rhin, que la loi venait de faire passer de la situation d’absens volontaires à celle de proscrits.

Les pourparlers des chefs émigrés avec les officiers de Strasbourg, conduits avec une prudence extrême, continuaient à rester secrets. L’hésitation des princes à se lancer dans cette aventure s’explique par leur désir de ne restaurer la royauté qu’au profit d’une régence. Dès que Louis XVI, acceptant résolument son rôle de roi constitutionnel, se fut mis à la tête de la nation pour répondre aux insolences de l’étranger, ils crurent que l’heure de l’action était venue : elle était passée. A mesure que la guerre devenait plus probable, les officiers de la garnison de Strasbourg se dérobaient aux

  1. Mémoires, tome VI, 42 ; tome VIII, 39 et 320.
  2. Mme Campan, Mémoires, II, 172.