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l’on prive une classe de citoyens, disons plus, un seul citoyen d’une de ses libertés, on n’a plus le droit de se dire libéral. Il n’en est pas de même du mot conservateur qui s’applique à une pratique de gouvernement plutôt qu’à un principe. On est plus ou moins conservateur, comme on est plus ou moins radical, selon les circonstances qui font modifier l’une ou l’autre politique. On pouvait rêver des réformes plus radicales avant les événemens de 1870, parce que notre patrie, plus forte alors devant l’étranger, n’avait point à craindre qu’il profitât de l’ébranlement que ces réformes pouvaient causer dans le corps social. Nos malheurs nous ont imposé une grande sagesse ; et il faut reconnaître que l’esprit conservateur, en maintenant la sécurité dans le monde des intérêts, et la paix dans le monde des consciences, est plus propre que l’esprit radical à relever notre pays. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille clore l’ère des réformes dont le besoin se fait sentir. Il est un événement qui donnerait une signification plus précise et une singulière force au mot conservateur ; c’est la tentative de reviser la constitution dans un sens ultra-démocratique. Alors la politique conservatrice aurait un objet nouveau et un grand intérêt de plus à défendre. Le parti de la république libérale ne manquerait pas, le cas échéant, d’inscrire sur son drapeau la constitution, comme en 1830 le parti de la monarchie libérale avait inscrit la charte sur le sien. Peut-être sera-ce le plus sûr moyen de vaincre dans les élections de 1880, si la résistance inévitable du sénat à la politique radicale provoquait, dans le parti qui la pratique, une campagne contre la loi constitutionnelle. Le pays pensera peut-être en ce moment décisif que la meilleure manière de se montrer conservateur, c’est de conserver cette constitution qui est le navire, le radeau, si l’on veut, sur lequel la république traverse les vagues de cette mer houleuse, parfois furieuse, qui se nomme la démocratie. Le jour où une révision radicale l’aurait détruite par la suppression de toutes les garanties conservatrices qu’elle contient, le pays pourrait bien se demander s’il a encore un gouvernement, sous le nom de république. Et alors qui nous assure qu’il n’en cherchera pas un autre, sous un autre nom? Quoi qu’il arrive, la politique qui est au pouvoir, si elle ne change, a deux années d’erreurs, de fautes, d’excès devant elle, pour fournir une ample matière au programme des amis de la république libérale.


E. VACHEROT.