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réticence donnera, mieux que tout ce qu’on en pourrait dire, une idée de ses souffrances secrètes et de l’étrange complaisance avec laquelle il s’accusait lui-même, au risque de se calomnier :

« Tout est presque fini en moi, écrivait-il. J’aurai passé mon inutile vie à gémir de n’arriver à rien, de ne rien savoir, de n’avoir de vraie aptitude pour rien. Ce que, à grand renfort de volonté, de travail, d’application, j’ai pu acquérir aura toujours été paralysé par ma défiance... Un instant, un seul instant, j’ai cru que je pourrais parvenir à me faire un nom. C’était à l’époque de ma première bataille ; elle fut presque une toute petite victoire. Depuis, j’ai essuyé tant de défaites que cette illusion passagère s’est évanouie avec bien d’autres. Un philosophe à ma place se fût contenté de vivre dans le demi-jour de la médiocrité; mais un rayon de gloire avait éclairé mes débuts, et quoique ce rayon eût été bien pâle, bien peu mérité surtout, il m’a semblé, depuis qu’il a disparu, que j’étais condamné à l’obscurité la plus profonde, la plus honteuse... Vous êtes peut-être le seul à qui j’aie avoué cette plaie de mon orgueil; peut-être aussi est-ce la première fois que je me rends bien compte de la mort de mon intelligence, car je m’éteins tous les jours. Tout, jusqu’à la faculté d’exprimer ce que j’éprouve me fuit et m’abandonne. Cette lettre en est la preuve, n’est-ce pas? C’est pourtant en pleurant que je vous l’écris. »

Bientôt d’autres douleurs allaient arracher à Hesse d’autres larmes, et des larmes plus amères encore, plus silencieusement dévorées. La mort de sa mère, dont il était depuis bien des années le seul appui et dont il n’avait cessé d’entourer la longue vieillesse de soins si tendres, si délicats, qu’ils semblaient donnés avec l’ingénieuse sollicitude d’une fille plutôt qu’avec le dévoûment d’un fils, cette mort acheva de le désintéresser de lui-même et de rompre le peu de liens qui le rattachaient encore aux affaires de la vie active et aux choses présentes. Il ne vécut plus que pour se souvenir, et pour attendre, dans une solitude de plus en plus étroite, que son tour vînt de quitter ce monde où il se croyait inutile.

Rien de moins misanthropique d’ailleurs dans le fond comme dans les formes, rien qui ressemblât moins à un sentiment d’intolérance ou d’aigreur envers les autres que le deuil qu’il portait en lui des espérances de sa jeunesse ou des affections de son cœur. Contrairement à la plupart de ceux qui souffrent, il n’en voulait pas de ses propres maux aux gens heureux. Jamais il ne descendit à se plaindre de leur bonheur comme d’une injustice ou à leur livrer les secrets de son âme pour acheter leur compassion. Nul plus que lui n’eut, même vis-à-vis de ses amis, la pudeur de ses émotions intimes; nul ne fut plus simplement aimable et courtois