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Quelque sévère qu’il fût pour lui-même, Hesse ne poussait pas toujours la modestie jusqu’à l’aveuglement, ni le détachement du succès en général jusqu’à l’indifférence pour les approbations d’élite : il sentit comme il le devait le prix des suffrages qui lui avaient été donnés par ses pairs et n’affecta nullement de ne voir qu’une faveur dans l’acte de justice dont il était l’objet. « Mon titre de membre de l’Institut, disait-il avec son honnêteté ordinaire, ne me fait pas illusion sur le peu que je vaux, et cependant ce peu est apparemment quelque chose, puisque les meilleurs juges en pareille matière ont trouvé bon de le récompenser ainsi; » ce qui ne l’empêchait pas de mêler à ce sentiment de satisfaction personnelle quelque compassion pour ses compétiteurs malheureux ou, le cas échéant, quelque précaution finement prudente en vue de certaines aspirations prématurées à son héritage académique : « Si vous voyez X., écrivait-il un jour à son ami, M. Pol Nicard, ne lui dites pas que j’ai été vraiment indisposé. S’il l’a su, dites-lui bien vite que je suis tout à fait remis, car ce sont les « immortels » dont on attend la mort avec le plus d’impatience. »

Douze années devaient s’écouler encore avant qu’il laissât, quant à lui, cette succession ouverte : douze années qui d’ailleurs n’ajoutèrent à la liste de ses travaux qu’une œuvre tout à fait importante, — une grande peinture allégorique pour le plafond du palais du Commerce à Lyon, dont nous avons eu autrefois l’occasion de signaler ici même la belle ordonnance et le riche coloris[1]. Tout le reste de cette période fut absorbé par d’innombrables études préparatoires, par d’interminables essais en vue des compositions sur le Jugement dernier que Hesse devait peindre dans le côté droit du transept de Saint-Germain-des-Prés et dont il n’a pu en réalité exécuter qu’une partie.

Il semble qu’à dater du jour où il eut accepté ce vaste travail Hesse se soit de plus en plus exagéré les efforts qu’il avait à faire pour s’en acquitter dignement, et que la crainte de rester au-dessous de sa tâche ait pesé sur lui de tout le poids d’une idée fixe, d’une véritable obsession morale. De là ces successions d’études partielles dont nous parlions tout à l’heure, ces recherches sans fin, pour chaque figure, d’une forme plus châtiée ou d’un geste plus expressif; de là en un mot des repentirs et des incertitudes qui, en se renouvelant de jour en jour, n’arrivaient qu’à user les forces de l’artiste et à le réduire à ce qu’il appelait avec autant de bonne foi que d’injustice « la perception nette de son néant. » La lettre suivante écrite dans une des rares heures où il consentait à se confier sans

  1. Voyez la Revue du 1er juin 1870.