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pour les grands maîtres, défié de plus en plus de ses propres forces. Il n’entendait nullement pour cela renoncer au travail personnel et à l’effort ; mais, tout en s’appliquant avec une invincible opiniâtreté à bien faire, il sentait d’avance qu’il ne réussirait pas à se contenter et que, une fois achevé, chaque tableau ne serait pour lui, à côté des exemples souverains, qu’une démonstration de plus de son impuissance relative. Pourquoi dès lors mettre ces témoignages secondaires sous les yeux de gens qui pouvaient, avec plus de plaisir et de profit, regarder ailleurs? Comment solliciter les suffrages d’autrui pour des ouvrages auxquels on attachait soi-même si peu de valeur ? Le mieux était de travailler à l’écart, sans la préoccupation d’une récompense quelconque à obtenir, sans aucune arrière-pensée ambitieuse, et, sauf dans les cas d’obligation absolue, de céder la place à de plus habiles ou, simplement, à de plus hardis.

Nous ne prétendons pas, est-il besoin de le dire ? justifier complètement Hesse par cette indication des mobiles qui le dirigèrent et des secrètes intentions qu’il eut. Rien de plus désintéressé sans doute que sa conduite en tout ceci, rien de plus sincère que sa modestie; mais l’humilité poussée à ce point n’est-elle pas ou ne semble-t-elle pas être bien voisine du découragement ? Le désintéressement mérite-t-il d’être loué sans réserve quand il va jusqu’au sacrifice de certains droits inaliénables, sinon de certains devoirs impérieux? Un artiste, une fois qu’il a été reconnu hors de pair, ne se doit pas seulement à lui-même : il se doit aussi à ceux qui l’ont d’abord mis à son rang, et ce ne sera pas sans donner, en apparence, quelque prise au reproche d’ingratitude qu’il disparaîtra volontairement.

Hesse trouva-t-il du moins ou même chercha-t-il une compensation à sa rupture avec le monde dans l’approbation à huis clos de quelques intimes, dans les avis de quelques témoins familiers de ses travaux ? On ne serait guère autorisé à le dire. Bien qu’il eût des amis aussi dévoués qu’ils lui étaient chers à lui-même[1], il se défendait de leur laisser voir ses ouvrages, tant que ses ouvrages étaient en cours d’exécution, de peur de compromettre par là et peut-être de perdre la force de volonté nécessaire pour mener son entreprise à fin :

« Je vous dirais bien : Venez me voir, écrivait-il à l’un d’eux, si

  1. C’est un devoir pour nous de citer au premier rang de ceux-ci M. Pol Nicard, de la société des Antiquaires de France, qui, après avoir été jusqu’au dernier moment lié avec Hesse d’une amitié vraiment fraternelle, est aujourd’hui bien pieusement attentif à tout ce qui peut intéresser la mémoire de l’homme et de l’artiste dont la mort l’a séparé.