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ces terzines une condamnation de la philosophie et un anathème contre la raison ! Non moins étrange assurément est la tentative d’expliquer dans ce sens telle phrase du Convito, où Dante dit que la philosophie ne craint pas « les luttes de doutes, » alors qu’il définit lui-même aussitôt la valeur de cette expression en y ajoutant « ni les labeurs de l’étude[1]! » Ainsi en est-il de tous les autres passages des écrits d’Alighieri dont on a voulu étayer une conception ingénieuse, mais chancelante par la base : par l’impossibilité absolue de citer le moindre texte clairet explicite constatant chez Dante une époque d’apostasie et de défaillance religieuse. Avec un symbolisme profond, et à l’endroit le plus décisif sous ce rapport de son œuvre inspirée, — là où Béatrice dévoile à son bien-aimé le mystère de la création[2], — notre poète évoque l’image du soleil et de la lune qui, pour des instans bien furtifs seulement, « peuvent se faire une ceinture du même horizon, » l’image aussi des deux plateaux d’une balance qui ne demeurent que rarement en parfait équilibre : il marque ainsi la différence hiérarchique entre le savoir humain et la révélation divine, mais jamais il ne prononce ni leur incompatibilité ni leur divorce. Nulle part il ne présente le culte de la science comme une défection de la foi; nulle part il n’exprime le remords ou seulement le regret de s’être adonné à la spéculation; nulle part il ne rétracte ni n’atténue les éloges enthousiastes prodigués par lui dans le Convito à la philosophie ! Et c’est ici le lieu de rappeler en outre que le Convito a été composé en 1308 au plus tôt,[3], et par conséquent bien longtemps après la vision merveilleuse de l’année du jubilé, bien longtemps après que Dante eut formé le projet du « poème sacré » et en eut même exécuté une très grande partie. La chronologie se trouve donc en désaccord éclatant avec « l’histoire psychique, » et un simple rapprochement de dates fait aussitôt ressortir une objection grave, impossible à surmonter. Comment, en effet, Alighieri a-t-il pu revenir comme auteur, en 1308, sur une phase qu’il aurait depuis longtemps dépassée comme penseur? Comment a-t-il pu, dans le Convito, célébrer sans réserve et sans restriction cette philosophie dont il aurait reconnu bien auparavant les tendances néfastes, les résultats dangereux pour notre salut, cette philosophie, pour tout dire, qu’il aurait déjà, dès les premières strophes de sa Divine

  1. Non teme labore di studio e lite di dubitazioni. (Convito, II; 16.)
  2. Parad. XXIX, initio.
  3. Dante déclare dans le Convito (I, t et, 3) qu’il a déjà dépassé « l’âge viril,» c’est-à-dire l’âge de trente-cinq à quarante ans, selon la définition qu’il donne lui-même de ce mot ailleurs (IV, 23) ; il s’y plaint aussi de son long exil, pendant lequel il a déjà parcouru toute l’Italie «en pèlerin et en mendiant; » or son bannissement ne datait que de 1302.