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terrestre... J’aurai à examiner plus tard un autre but, haut et chimérique, qu’Alighieri poursuivait encore par sa glorification si constante de Virgile et du monde romain; ici j’ai voulu marquer seulement l’esprit de charité, surprenant pour l’époque, qu’il a toujours gardé envers ce monde païen, le soin vraiment touchant avec lequel il a tenu à lui laisser entr’ouverte la porte de la grâce, autant que le permettait la rigueur du dogme chrétien, se fiant pour le reste « à la violence que l’amour peut faire au ciel!.. » Certes, si, comme le dit Béatrice de son bien-aimé, « jamais fils n’a donné à l’église militante plus d’espérance, » jamais aussi chrétien du moyen âge n’a autant que lui plaidé, espéré pour les grandes âmes de l’antiquité au sein de l’église triomphante !

Tout en reconnaissant ce « fils de l’église » et ce croyant orthodoxe dans l’auteur de la Divine Comédie, d’aucuns cependant se sont demandé s’il a toujours été tel, et si, à quelque époque antérieure à la composition du « poème sacré, » sa foi religieuse n’a pas eu des momens d’éclipse et de défaillance. Un savant célèbre de l’Allemagne, et auquel la critique dantesque a des obligations considérables, a même construit sur cette distinction un système des plus imposans : une de ces « histoires psychiques » du grand Florentin, dont M. L’académicien a si péremptoirement fait litière dans notre réunion précédente. Il est juste de convenir que de toutes ces « histoires psychiques » celle présentée par M. Karl Witte, — car c’est de lui que je parle, — est la seule vraiment rationnelle et d’un intérêt saisissant, la seule aussi qui ait réuni les suffrages les plus autorisés en Allemagne et en Italie, et c’est à tous ces titres qu’elle réclame, de notre part l’attention la plus sérieuse[1].

D’après le système de M. Witte, il existerait un lien étroit entre la Vita nuova, le Convito et la Divina Commedia; ces trois ouvrages constitueraient une espèce de trilogie, formeraient les parties diverses d’un seul poème, dans lequel Dante aurait décrit les trois grandes phases de sa propre vie et de celle de l’humanité :

  1. Karl Witte, über das Missverständniss Dante’s, 1824 (reproduit dans les Dante-Forschungen du même auteur; Halle, 1869). Dans un travail de jeunesse, publié par nous il y a déjà bien des années, nous avons pris la liberté de combattre, avec plus de développemens que nous ne pouvons le faire ici, la célèbre hypothèse de M. Karl Witte. L’illustre vétéran de la critique dantesque en Allemagne nous a depuis fait l’honneur de consacrer à notre essai un grand chapitre de ses Dante-Forschungen (p. 141-182) et d’y répondre à nos observations avec une bienveillance et une courtoisie dont nous sommes profondément touché. Il nous est toutefois impossible de nous départir de notre manière de voir, d’autant plus que M. Witte lui-même, avec une loyauté et une bonne grâce parfaites, reconnaît (p. 173) toute la force de plusieurs des objections que nous avons présentées dans ce premier travail et que nous n’hésitons pas à reprendre également dans la présente étude.