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de métier, une erreur initiale dans la construction de la comédie, allons plus loin, une défiance inconsciente de M. Sardou à l’égard de sa propre puissance, de son public et de son sujet, peuvent seuls rendre compte des insuffisances de cette œuvre. On en résumerait d’un trait le vice radical en disant que c’est une comédie de thèse écrite avec les procédés d’une comédie d’intrigue. M. Sardou, n’ayant ni sacrifié certaines ingéniosités de sa manière habituelle, ni placé tout son drame sur le terrain circonscrit d’une crise psychologique, ni même choisi ses personnages, comme il convient pour une comédie de thèse, hors de la moyenne ordinaire de la vie, s’est trouvé finalement avoir composé une pièce singulière, déroutant la sympathie par l’ambiguïté de sa nature, à rai-chemin du théâtre de genre et du drame philosophique, et somme toute, également incapable de satisfaire entièrement, et ceux qui veulent s’amuser et ceux qui veulent penser.

Tout le monde connaît la fabulation de cette comédie. En deux mots, et dégagée des enjolivures et des accessoires, elle se résume ainsi : Daniel Rochat, membre du parlement français et leader des gauches dans la campagne qu’elles mènent contre le parti clérical, s’est épris, au cours d’un voyage qu’il fait en Suisse incognito, d’une jeune orpheline, étrangère et protestante, miss Léa Henderson, qui voyage de son côté avec sa tante et sa sœur. La révélation de son vrai nom, éclatant au milieu du plus saisissant décor, au moment où il prononce à Ferney un éloquent discours sur le centenaire de Voltaire, achève de conquérir à Daniel le cœur de Léa. Avec une rapidité qui s’explique par la nécessité presque immédiate du retour de Rochat à Paris, un mariage entre eux est décidé. La cérémonie civile a lieu. Daniel, se fiant à l’accueil que la tante et les deux sœurs ont fait à une de ses phrases : « Et surtout pas d’église ! pas de prêtre ! » est persuadé que cette cérémonie civile ne se doublera point d’une cérémonie religieuse, et il se montre atterré lorsque Léa lui parle d’aller au temple. Au temple! un pasteur ! Mais c’est l’église et le prêtre sous une autre forme, cela, et lui, Rochat, le matérialiste déclaré, l’adversaire en nom de tout surnaturel, d’où qu’il vienne, le partisan d’une civilisation, comme on dit dans le langage politique, « sérieusement laïque, » ne saurait, sans une sorte de désaveu de toute sa vie, recevoir sur son mariage la bénédiction d’un Dieu auquel il a déclaré une guerre retentissante. Il refuse donc temple et pasteur, se déclarant marié et très marié sans eux. À ce refus Léa répond par une dénégation absolue de considérer le mariage civil comme suffisant et définitif. Après une première discussion, Rochat quitte la maison de celle qui est sa femme devant la loi, mais non devant Dieu, et celle-ci refuse de le suivre.— Mais cette même nuit, l’amer sentiment de cette séparation de leurs consciences épouvantant Daniel, il revient dans cette maison, comme un amoureux de roman, comme