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germano-chrétien ? On pourrait le croire, si l’on voulait se persuader que M. Busch, son ancien secrétaire, est le véritable interprète de ses pensées et qu’il l’a chargé de nous les révéler. Les révélations de M. Busch sont toujours suspectes et ne tirent pas à conséquence ; il a le goût des incartades, on le désavoue, et il n’en est rien de plus. M. de Bismarck n’est pas homme à se laisser enchaîner par les traditions de son passé. Ce grand opportuniste a rendu, malgré lui peut-être, des services essentiels aux juifs qu’il n’a jamais aimés ; mais les juifs l’en ont récompensé, et si la reconnaissance n’est jamais pour lui un fardeau gênant, on peut faire fond sur le continuel souci qu’il a de l’intérêt public et de ses propres intérêts. C’est une règle importante de la vie de ne pas se brouiller avec son banquier, et un grand politique pense toujours aux emprunts à venir. M. de Bismarck est tout occupé de son budget militaire ; on peut douter qu’il ait fait grande attention à cette pluie de brochures qui vient d’inonder l’Allemagne. Il est certain en revanche que les libéraux prussiens les ont lues avec une tristesse mêlée de dégoût. Les libéraux voient avec chagrin qu’on cherche à détruire dans un peuple le respect des minorités et de leurs droits ; il leur déplaît qu’une nation soit gouvernée exclusivement par cette force souvent inintelligente qu’on appelle le nombre. Comme les juifs, les protestans ont acquis en France une importance absolument disproportionnée à leur force numérique ; personne ne s’en est plaint, à l’exception des fanatiques. Le comte d’Oñate disait jadis à l’empereur Charles-Quint : « Sire, je suis petit, mais je pèse beaucoup. » Il est bon que dans une société il y ait de petites choses qui pèsent beaucoup et de petits partis avec lesquels tout le monde soit obligé de compter ; la liberté s’en trouve bien.

Malheureusement les libéraux prussiens ont gardé le silence ; ils ont laissé à Israël le soin de se défendre contre les teutomanes et leurs chiens dévorans, aucune voix autorisée ne s’est fait entendre pour rappeler les énergumènes à la raison. Nous nous trompons, il s’est rencontré un libéral prussien qui n’a pas craint de parler. Au moment où la querelle s’échauffait, on l’a prié d’assister à un concert de bienfaisance qui se donnait dans la synagogue de Berlin ; en acceptant cette invitation, il a prononcé quelques mots qui ont eu de l’écho. Plus tard, il a remercié un pasteur silésien d’avoir plaidé noblement la cause de la tolérance, et il a profité de cette occasion pour dire combien la paix religieuse lui était chère. Ce courageux libéral n’est pas le premier venu, il occupe une certaine situation dans l’état, il héritera un jour du trône de Prusse et de la couronne impériale. Mais pourquoi son exemple n’a-t-il pas été contagieux ? Pourquoi les langues ne se sont-elles pas déliées ? Peut-être attendait-on que M. de Bismarck eût parlé.


G. Valbert.