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étions devenus une nation d’administrés sous la main de fonctionnaires[1]. »

C’est en cet état que la société avait été léguée à la restauration. Le gouvernement représentatif était désormais la seule protection efficace des libertés publiques. Elles n’étaient défendues ni par les mœurs, ni par les habitudes, ni par les souvenirs. Née de la veille, sans précédens sérieux dans notre histoire, cette forme de gouvernement, pour s’adapter à la France, n’avait aucun emprunt à faire au consulat et à l’empire. Ce n’était pas dans ce passé qu’il fallait chercher des exemples et puiser l’expérience de ces institutions capables, suivant une belle parole, de rendre un long gémissement quand la liberté est frappée.

La vieille aristocratie française n’avait pas de son côté pu oublier ses pertes, ni abjurer ses ressentimens. Elle n’était pas préparée à accueillir à côté d’elle les grandes existences créées par la révolution, et elle espérait, malgré l’évidence, que la société entrerait dans ses anciens cadres ou qu’elle reprendrait une forme analogue à celle d’autrefois.

En entrant dans le système constitutionnel, la France se trouvait donc, sans le vouloir, engagée dans une situation quasi-révolutionnaire. Une société avait été faite par la révolution. Cette société ne savait peut-être pas, en politique, ce qu’elle voulait, mais elle savait très nettement, alors comme aujourd’hui, ce qu’elle ne voulait pas. Elle n’était encore établie, il est vrai, que dans des constructions encore incomplètes, mais les fondemens étaient de granit.

Ce n’est pas seulement dans les lois civiles que l’assemblée constituante et la convention avaient creusé un moule dans lequel avaient été jetées les jeunes générations; les pratiques de l’administration, les relations sociales, le tour même des esprits avaient reçu les mêmes empreintes. Ajoutons-y les intérêts nouveaux et considérables créés par les lois agraires, et d’autant plus faciles à s’alarmer qu’ils avaient été l’objet des plus ardentes compétitions. On jugera alors de la force de la résistance.

Plus d’un parmi ceux qui poussaient le gouvernement à ressaisir quelques lambeaux d’ancien régime avaient sans doute rêvé une contre-révolution désintéressée. Des âmes élevées se rencontraient qui ne cherchaient dans le retour d’anciens privilèges que la reconstitution de ce qu’on appelait les forces sociales. « Mais bien fous, disait le cardinal de Retz, sont les chefs de partis qui s’en croient les maîtres et se flattent de les gouverner. » N’était-ce pas se jouer d’eux que de leur offrir les joies intellectuelles de leur victoire?

  1. Discours de Royer-Collard.