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« Je sais qu’on a lu la tragédie de Benjamin chez Mme Récamier. Les deux premiers actes ont été trouvés parfaits, les trois autres inférieurs. Il est fort mécontent de ses juges et du jugement. Quarante personnes assistaient à la lecture; je n’y étais pas. »

Le besoin de respirer un air libre avait surexcité l’imagination de Mme de Staël ; elle avait en effet demandé des passeports pour l’Amérique et voulait donner suite à ses projets. Cette noble femme était impuissante à se consoler : avec la sincérité de ses souffrances elle réalisait le mot qu’elle a mis dans la bouche de Corinne. De toutes les facultés de l’âme qu’elle tenait de la nature, celle de souffrir était la seule qu’elle exerçât tout entière... Elle arracha cette fois des sympathies à Montlosier.

« 6 novembre 1810. — J’ai écrit à Mme de Staël, dit-il, une grande et longue lettre au sujet de son projet d’Amérique. Ce projet m’a inspiré pour elle une vive pitié. Je l’ai plainte de tout mon cœur de tout ce qu’il a fallu de désespoir et de tourment intérieur pour la porter à une telle extrémité; et je lui ai écrit de mouvement de bonté une lettre qu’elle trouvera peut-être ridicule ; mais enfin cette lettre a près de douze pages, et Benjamin prétend qu’on ne peut écrire une telle lettre à Mme de Staël sans qu’elle en soit très reconnaissante. Elle voit par là qu’on s’est positivement occupé d’elle. »

Lorsqu’en 1810 le livre de l’Allemagne, après avoir été soumis à la censure impériale, fut mis et pilé dans un mortier, ce fut Montlosier qui annonça cette nouvelle à Genève, — et mêlant l’amertume de l’homme qui a souffert et qui prend un air bourru en présence des douleurs nerveuses et féminines, il s’écriait : « C’est une femme bien malheureuse que Mme de Staël ! Il ne tiendrait qu’à elle de l’être davantage. Elle n’aurait qu’à s’impatienter de ce qu’il tombe de la neige dans les Alpes ou de ce que le lac est à sa porte... Je suis fâché que mes sermons lui aient déplu... Voltaire avait presque autant d’esprit que Mme de Staël, et il savait vivre à Ferney. »

Quelques mois après, elle était frappée encore par la destitution da préfet du Léman. Ce fut un événement. La correspondance de Montlosier est pleine de renseignemens sur ce fait, qui prit dans le monde de Paris une importance considérable.

« 25 décembre 1810, à M. de Barante, préfet à Genève. — Certainement, mon ami, l’événement le plus inattendu, le plus étrange, est celui que j’appris samedi dernier. Je courus chez Benjamin Constant. Mes conjectures se portaient sur une certaine dame qui s’est logée dans votre voisinage. Benjamin me confirma dans mes conjectures. Elles me furent ôtées dans la journée. Il a circulé un second bruit : c’est qu’on a été très mécontent d’une fête que vous auriez donnée à l’impératrice Joséphine. Cette circonstance s’accouplant