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reine de France (c’est vrai au pied de la lettre), ils ont oublié d’en avoir porté le deuil il y a trois ans. Ah ! madame, quel affreux désert que cinquante mille Napolitains ! M. Necker m’écrivit d’une affaire il y a quatre mois… Je lui répondis une longue et belle lettre. L’a-t-il reçue ? Je n’en sais rien. Voudriez-vous me le dire ?

Grimm vit toujours, on le sait, Suard fait des traductions spontanées[1] et donne des nouvelles forcées. Je l’aime mieux quand il fait à sa guise. Morellet assurément ne soutiendra aucune thèse à présent ni sur l’exportation, ni sur les privilèges, ni sur les toiles peintes, ni sur les gênes de la liberté du commerce. Qui est-ce qui se plaint des égratignures au milieu d’une bataille ? Me conseilleriez-vous d’écrire à Mme Geoffrin ? J’en aurois bien grande envie. Cependant j’ai peur qu’elle ait peur de mes lettres. Je suis si fou, elle est si prudente. Cependant je l’aime, je l’estime, je la vénère, je l’adore et si on m’écoutoit, j’en parlerois toujours. Dites-le-lui au moins et dites-moi en quel état sont les mercredis. Je ne puis plus soutenir le tableau émouvant des souvenirs que j’ai. Ma tête est une lanterne magique à présent. Je vous quitte et j’embrasse M. Necker et vous aussi si vous y consentez.


La correspondance de l’abbé Galiani s’arrête à cette date. J’ignore si les lettres suivantes ont été détruites ou si la correspondance a effectivement cessé. Peut-être Mme Necker a-t-elle trouvé que l’abbé poussait trop loin le badinage. Dans sa jeunesse elle eût trouvé plaisantes ces déclarations d’au delà des monts, mais depuis qu’elle vivait dans une société assez corrompue il y avait certains sujets sur lesquels elle n’entendait pas raillerie. En réalité, Mme d’Epinay était une correspondante qui convenait beaucoup mieux à Galiani, et il n’est pas étonnant que seule elle ait eu le privilège de continuer à recevoir des lettres du pétulant abbé.

Des dîners plus ou moins bons et une conversation brillante dont avec une habileté parfois un peu trop apparente elle savait diriger le cours n’étaient pas les seuls agrémens que Mme Necker se préoccupât d’offrir à ses hôtes. Parfois elle leur faisait entendre Mlle Clairon qui était retirée du théâtre, mais pour laquelle Mme Necker avait conservé une admiration passionnée, ou bien elle cherchait à leur procurer un plaisir fort apprécié au XVIIIe siècle, celui de la lecture à haute voix de quelque œuvre nouvelle, plaisir toujours dangereux, car il se change parfois en un déplaisir sensible pour celui qui lit comme pour ceux qui l’écoutent. Il est assez rare toutefois que l’échec public d’une lecture finisse par tourner à la confusion, non pas de l’auteur, mais des auditeurs. C’est cependant la

  1. Suard tenait de faire paraître une traduction de la Vie de Charles-Quint, par Robertson, et rédigeait la Gazette de France avec l’abbé Arnaud.