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Deux ans après, Mlle de Lespinasse succombait à son tour, et, sous le coup du seul chagrin profond qu’il ait éprouvé de sa vie, d’Alembert trouve en s’adressant à Mme Necker des expressions émues et affectueuses qui contrastent avec le ton ordinaire de ses lettres :


Ce mercredi au soir.

Que vous avez de bonté, madame, vous et M. Necker, de vouloir bien vous occuper de ma situation et de ma douleur ! J’ai perdu la douceur et l’intérêt de ma vie, je n’y tiens plus que par la triste et chère occupation d’exécuter les dernières volontés de ma malheureuse amie ; quand j’aurai rempli ce devoir douloureux, mais sacré pour mon cœur, je ne sentirai plus que l’abandon et le vide, et je ne pourrai supporter l’existence que par l’intérêt que voudront bien y prendre encore quelques âmes honnêtes et sensibles ; la votre, madame, est de ce nombre ainsi que celle de M. Necker, et c’est à ce titre que je vous demande la continuation de vos bontés à l’un et à l’autre ; elles me sont plus nécessaires et plus chères que jamais, elles me feront sentir plus vivement encore que par le passé toute la reconnoissance que je vous dois et tous les sentimens de respect et d’attachement que vous m’avez inspirés.


Quelques mois après la mort de Mlle de Lespinasse, Mme Geoffrin tombait à son tour dans un état d’affaissement avant-coureur de la fin, dont sa fille profitait pour fermer sa porte aux philosophes ses amis. C’était Mme Necker que d’Alembert choisissait encore comme confidente de ses regrets :


Quoique j’aie pris le parti, madame, de me remettre à mon ancienne manière de vivre, qui toute triste qu’elle est, convient mieux qu’aucune autre à ma santé et à ma situation, je me proposois pourtant d’avoir aujourd’hui l’honneur de vous voir, dont je n’ai pas joui depuis longtemps. Mais le triste état de Mme Geoffrin ne me permet pas de m’occuper d’autre chose, et m’interdit en ce moment le plaisir même de votre société. Suis-je donc condamné, madame, à tout perdre à la fois ? Je pourrai dire comme Oreste : Grâce au ciel, mon malheur passe mon espérance. Je la voyois hier au soir dans un état d’affaissement qui me faisoit désirer d’être à sa place, sans que j’osasse lui souhaiter d’être à la mienne. Je ne prendrois pas la liberté de vous parler de cette nouvelle peine, si je ne savois combien votre amitié pour Mme Geoffrin vous la fera partager. Recevez mes excuses, mes regrets, et les assurances de mon tendre respect.