Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 38.djvu/101

Cette page a été validée par deux contributeurs.

venir partager, rue Bellechasse, l’appartement de Mlle de Lespinasse. Mais, si ancienne que fût leur relation, d’Alembert ne pénétra jamais dans la familiarité de Mme Necker aussi avant que Marmontel ou Diderot. Nature pauvre et assez froide (bien qu’il ne fût cependant pas incapable d’un sentiment profond), d’Alembert appartenait trop exclusivement à celle qui à son insu et sous ses yeux partageait cependant son cœur entre M. de Mora et M. de Guibert, pour qu’il lui restât grand’chose à donner de son temps et de son affection. Ce reste (pour ce qu’il pouvait être), appartenait d’ailleurs à Mme Geoffrin, et Mme Necker ne venait qu’en troisième ligne. Aussi les lettres échangées entre d’Alembert et Mme Necker montrent-elles qu’ils n’ont guère dépassé l’un vis-à-vis de l’autre les bornes d’une indifférence courtoise. Tantôt d’Alembert accompagne de quelques phrases modestes l’envoi du manuscrit de ses Éloges, et il s’excuse de « se présenter ainsi en robe de chambre et en robe de chambre trouée et déchirée ». Tantôt il entretient Mme Necker de quelque événement du jour, par exemple de la première représentation d’un opéra de Gluck, dont il dit comme M. Jourdain qu’il y a trop de tintamarre là dedans, ou bien plus simplement il lui recommande un maître d’écriture pour sa fille. Parmi ces lettres il y en a cependant trois dont l’intérêt tient aux circonstances qui les ont dictées. Mme Necker, ayant appris la mort de M. de Mora, avait cru devoir adresser à Mlle de Lespinasse ses complimens de condoléances ; d’Alembert lui répond au nom de son amie et prend part avec une bonhomie touchante à la douleur dont il est témoin, sans se douter que dans cette douleur les remords entraient pour beaucoup plus que les regrets :


À Paris, ce samedi 4 juin.

J’ai lu, madame, votre lettre à Mlle de Lespinasse ; elle en a été pénétrée de la plus sensible et la plus tendre reconnoissance, elle est hors d’état de vous exprimer elle-même le prix qu’elle met aux marques de votre intérêt ; sa santé est très altérée, elle est dans un abattement qui ne lui permet pas de jouir des consolations de l’amitié. Celle que j’ai pour elle me fait partager tout ce qu’elle sent, et c’est vous dire, madame, que je suis moi-même bien souffrant et bien malheureux. Je regrette pour moi l’homme qui avoit l’âme la plus sensible, la plus vertueuse et la plus élevée ; son souvenir et les regrets qu’il me cause seront à jamais gravés dans mon âme ; la bonté, la vertu de la vôtre me persuadent que c’est vous donner une preuve de mon attachement et de mon respect, que de vous parler de ce qui m’affecte si douloureusement. Permettez que cette lettre soit commune entre vous et M. Necker, que je prie d’agréer les assurances de mon respect.