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faut produire pour consommer ; il y a des riches et des pauvres, des forts et des faibles, des aspirations déçues, des ambitions inquiètes, des vertus et des vices, et des gens qui, n’ayant eu que la moitié d’un déjeuner et n’espérant que la moitié d’un dîner, envient leurs voisins plus fortunés. Cela est, nul ne le nie, mais le jour où nous serons les maîtres, cela ne sera plus, disent les socialistes. Wang-ngan-Ché l’affirmait aussi et, pour réaliser ce millénium, il ne recula devant rien. Il eut tout pour lui, le pouvoir absolu au service d’une indomptable volonté ; jamais essai ne fut tenté dans des conditions plus favorables, salué de plus d’acclamations. On pourra recommencer, on ne fera pas mieux, et le résultat n’est pas encourageant.

Examinons de près la carrière de ce hardi réformateur. Tout Chinois qu’il fût, c’était un homme de génie, mais il tenta l’impossible. Il crut qu’on pouvait changer la nature humaine, substituer des abstractions à des passions et décréter le bonheur d’un peuple en apposant sa signature au bas d’un décret. Il construisit de toutes pièces une machine savante, admirablement combinée, mais, elle eut un défaut, elle ne marcha pas ; l’inventeur avait négligé de tenir compte des lois du frottement.

L’époque où il vivait autorisait toutes les audaces. Les nihilistes d’alors avaient préparé la voie, et sur un terrain social nivelé il pensait pouvoir édifier un ordre nouveau. On a souvent et beaucoup parlé de l’immobilité de la Chine. On a représenté ce vaste empire comme hostile au mouvement, réfractaire au changement, vivant sur un fonds de traditions immuables et donnant au monde le spectacle d’un tiers du genre humain piétinant sur place dans le domaine des idées, et n’osant ni avancer ni reculer. Rien n’est plus faux. Si nous comparons une période de notre histoire à celle du Céleste-Empire, nous constatons ceci : de 420, entrée des Francs dans les Gaules, à 1648, date du traité de Westphalie, nous relevons, en Chine, quinze changemens de dynastie, quinze guerres civiles épouvantables et l’extermination de tous les membres de douze de ces dynasties. Chacun de ces changemens a bouleversé l’empire de fond en comble, fait verser des flots de sang et déterminé l’avènement d’idées nouvelles, bientôt remplacées par d’autres. Ainsi donc, en douze cent quatre-vingts ans, quinze grandes révolutions, plus d’une par siècle, voilà pour l’immobilité matérielle. Quant aux maximes, aux institutions, aux combinaisons politiques, il n’en, est pas que les Chinois n’aient essayées, et l’Europe copie ceux qu’elle raille.

Au milieu du XIe siècle, la Chine était en pleine crise. La dynastie des Heou-Tcheou venait de s’écrouler après avoir exercé le pouvoir quarante années. Elle était remplacée par celle des Song,