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Suzanne Curchod ne faisait point objection au projet de Moultou, et quelques jours après elle recevait encore de lui la lettre suivante :


Mardy.

Chère amie, je vous conjure de ne pas vous tourmenter ; vous me déchirés le cœur. Si cet homme est digne de vous, il reviendra à vous ; si c’est un méchant, laissés le, sa perte ne vaut pas un seul de vos regrets. J’irai à Lausanne et je ne le verrai point. Comme je suis plus de sang froid que vous, croies que je puis mieux juger de ce qui convient. Mais j’ay parlé très fortement de cela à Rousseau ; je viens de luy en écrire encore. Il est fort humain, fort prévenu pour vous ; il sera donc beaucoup mieux que moi, et cela n’aura point de conséquence. Voici l’extrait de la lettre que je lui écris[1] :

« Vous devés avoir reçu deux lettres pour moi de Mlle Curchod et de M. Lesage. Mon père m’écrit qu’il vous les a envoyées décachetées, sans doute pour que vous les lisiés. Que je plains cette pauvre Mlle Curchod. Gibbon qu’elle aime, auquel elle a sacrifié, je le sais, de très grands partis, est arrivé à Lausanne, mais froid, insensible, aussi guéri de son ancienne passion que Mlle C. est loin de l’être. Elle m’a écrit une lettre qui m’a déchiré le cœur. Vous qui connoissés les douleurs de l’ame vous la plaindrés sans doute, mais vous pouvés lui être utile, et vous ne negligerés rien pour cela. Un Anglois qui se croit amoureux de cette fille charmante et qui n’est même pas capable de connoitre l’amour, a cherché à prévenir contre elle Gibbon, en lui donnant toute sorte de ridicule. Aiés donc la bonté de lui parler d’elle comme d’une fille célèbre à Genève par son savoir et par son esprit et plus encor par ses vertus. Je vous jure, mon respectable ami, que je ne connois rien d’aussi pur, d’aussi céleste que cette ame, et puisque je voudrois l’envoier pour toujours en Angleterre, vous devés croire que je la juge sans prévention. Au reste un tel éloge de votre part ne peut être que d’un très grand poids, et d’ailleurs il est sans conséquence. Vous êtes censé ignorer tout ce qui s’est passé entre elle et M. Gibbon. On m’a dit qu’il partait incessamment pour vous aller voir. »

Voila, chère mademoiselle, ce que j’ai écrit à Rousseau. Soyez sure de lui. Il a de la vertu plus qu’aucun homme. J’ajoute à la fin de ma lettre : « Bonjour, très respectable ami : aimés moi, et n’oubliés pas Mlle Curchod. »


Cependant Gibbon, après un silence de trois semaines, lui adressait cette missive :

  1. Cette lettre, que Moultou écrivit en effet à Rousseau, se trouve au tome Ier de la publication intitulée : Rousseau, ses amis et ses ennemis.