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qu’on se figure, elle était capable de sentir et de souffrir. Voici cette lettre, écrite de Genève, où elle demeurait alors et que Gibbon dut recevoir bien peu de jours après son arrivée à Lausanne :


Monsieur,

Je rougis de la démarche que je fais, je voudrois vous la cacher, je voudrais me la cacher à moi-même. Est-il possible grand Dieu ! qu’un cœur innocent s’avilisse à ce point ? Quelle humiliation ! j’ai eu des chagrins plus affreux, mais aucun que j’aye senti plus vivement ; n’importe, je suis emportée malgré moi-même. Je dois cet effort à mon repos ; si je perds l’occasion qui se présente, il n’est plus de calme pour moi ; ai-je pu le goûter, dès l’instant que mon cœur ingénieux à se tourmenter n’a cru voir dans les marques de votre froideur que la preuve de votre délicatesse. Depuis cinq ans entiers je sacrifie à cette chimère par une conduite unique et inconcevable ; enfin mon esprit, tout romanesque qu’il est, vient d’être convaincu de son erreur ; je Vous demande à genoux de dissuader un cœur insensé ; signez l’avœu complet de votre indifférence, et mon ame s’arrangera à son état, la certitude produira la tranquillité après laquelle je soupire ; vous seriez le plus méprisable de tous les hommes si vous me refusiez cet acte de franchise, et ce Dieu qui voit mon cœur, et qui m’aime sans doute, quoiqu’il me fasse souffrir les plus rudes épreuves, ce Dieu, dis-je, vous punira malgré mes prières, s’il y a le moindre déguisement dans votre réponse, ou si par votre silence vous vous faites un jouet de mon repos.

Si vous dévoiliez jamais mon indigne démarche à qui que ce soit au monde, fut-ce même au plus cher de mes amis, l’horreur de ma punition me fera juger de ma faute, je la regarderai comme un crime affreux dont je n’ai pas connu l’atrocité ; je sens déjà qu’elle est une bassesse qui outrage ma modestie, ma conduite passée et mes sentimens actuels.

Genève, ce 30me may.


La suscription de cette lettre porte : M. Gibbon, gentilhomme anglais, chez M. de Mezeric, à Lausanne. Le cachet en cire noire en a été rompu, et tout me porte à croire que ce n’est pas un brouillon, mais l’original rendu sains doute par Gibbon. Ce dut être après l’avoir recouvré que Suzanne Curchod écrivit au bas de la dernière page ces mots pathétiques qui montrent à quel point le souvenir d’avoir écrit cette lettre faisait souffrir son orgueil. « A thinking soul is punishment enough, and every thought draws blood : Une âme qui pense est une punition suffisante, et chaque pensée la fait saigner. »