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IV.


Tocqueville a remarqué que de nos jours l’esprit révolutionnaire agit à la manière de l’esprit religieux. Dans la Russie contemporaine, cela est plus vrai que partout ailleurs. Chez les nihilistes, la révolution est devenue une religion dont les dogmes sont aussi peu discutés qu’un credo révélé, dont les obligations sont presque aussi impérieuses que les commandemens édictés au nom d’un Dieu. Chez eux, la négation a pris l’aspect et le caractère de la foi ; elle en a la ferveur enthousiaste, le zèle que rien n’arrête. Le nihilisme a ses dévots et ses illuminés, il a ses confesseurs et ses martyrs comme il a ses dieux et ses idoles. À ce point de vue, l’opinion vulgaire, qui, chez nous, prenait jadis le nihilisme pour une secte, n’était pas aussi fausse qu’elle le semblait au premier abord. Avec son esprit absolu et impatient de toute critique, avec la foi robuste et les dévoûmens passionnés qu’il inspire à tant d’adeptes dispersés, c’est bien une sorte de culte dont le dieu sourd et insensible est le peuple adoré dans ses abaissemens, une sorte d’église dont le lien est l’amour pour ce dieu souffrant, et la loi, la haine de ses persécuteurs. Par l’ardeur aveugle de leur foi, par leur répulsion pour tout ce qui est étranger à leur doctrine, par leur exclusivisme et leur fanatisme, nombre de ces orgueilleux nihilistes se rapprochent singulièrement des grossières sectes populaires pour lesquelles ils n’ont pas assez de mépris.

Ces détracteurs de toute croyance et de toute espérance surnaturelle, ces contempteurs de tout spiritualisme, sont eux aussi à leur manière des idéalistes et des mystiques. On s’en aperçoit souvent dans leur langage, dans leurs écrits mêmes. Bien que la plupart fassent profession de dédaigner comme des enfantillages ou d’inutiles superfluités la poésie, les images, les allégories, ils ne savent pas toujours se défendre de leurs séductions. Ces ennemis de toute superstition et de toute vénération, qui dans les plus nobles dévoûmens prétendent ne reconnaître qu’une simple impulsion instinctive ou un égoïsme raffiné, célèbrent parfois les héros et les héroïnes de leur lutte contre le pouvoir, les martyrs de leur cause, avec un lyrisme et une sorte de piété qui semble moins s’adresser à des conspirateurs modernes qu’à des saints martyrs de leur foi[1].

  1. Je citerai par exemple la traduction de quelques vers adressés à Lydie Figner, l’une des jeunes héroïnes d’un des procès politiques des dernières années (Detooubiistvo, Genève, 1877) : « Forte, ô jeune fille est l’impression de ta beauté enchanteresse ; mais plus fort que l’enchantement de ton visage est le charme de la pureté de ton âme… Pleine de compassion est l’image du Sauveur, pleins de tristesse sont ses traits divins ; mais dans tes yeux d’une profondeur sans fond il y a encore plus d’amour et de souffrance. »