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II.


En Russie, nous l’avons déjà observé dans notre étude des populations rurales et urbaines, ce n’est point dans le bas peuple des villes ou des campagnes, dans les classes inférieures et en apparence les plus intéressées à un remaniement de l’état social que se rencontrent les plus nombreux et les plus zélés artisans de la révolution. C’est au contraire parmi les classes relativement élevées et cultivées, non pas, il est vrai, d’ordinaire dans la haute noblesse, dans le haut clergé ou parmi les hauts fonctionnaires, mais dans la petite noblesse ou la bourgeoisie naissante, dans les rangs inférieurs du tchinovnisme ou parmi les enfans du bas clergé, en un mot dans des classes qui en d’autres pays sont généralement conservatrices.

Les écoles sont les principaux foyers du radicalisme russe, et plus hautes sont ces écoles, plus prononcé est l’esprit révolutionnaire des jeunes gens qui en sortent. C’est dans les gymnases et les universités, souvent même dans les académies ecclésiastiques et militaires que se recrutent les plus zélés soldats du nihilisme. Pour beaucoup de jeunes gens, il est vrai, les penchans subversifs et les théories radicales ne sont qu’une mode ou une pose, un jeu dangereux ou une passagère ivresse de jeunesse, mais depuis longtemps déjà les cadets semblent passer par les mêmes phases que leurs aînés, en sorte que chaque génération lui apportant successivement son contingent, les cadres de l’armée nihiliste réparent leurs pertes par de nouvelles recrues et demeurent toujours au complet.

La plupart des révolutionnaires appartiennent ainsi aux classes naguère dites privilégiées. À y bien regarder, ce n’est pas là un phénomène aussi singulier ou aussi particulier à la Russie qu’on est tenté de le croire au premier abord. Cette apparente anomalie tient non moins à l’âge politique de la Russie et à son système de gouvernement qu’au tempérament national. Plus d’un pays de l’Occident a pu à certaines époques, à la fin du xviiie siècle par exemple, ou durant le premier tiers du xixe, prêter à des observations du même genre. Tant que les idées révolutionnaires gardent quelque chose de théorique, tant qu’elles n’ont pu encore passer dans la pratique, elles trouvent aisément des partisans dans les classes même qui en seraient les premières victimes. Il faut de douloureuses expériences pour que, dans la noblesse ou la bourgeoisie, la jeunesse résiste à son penchant naturel pour les nouveautés, pour les hardiesses de la pensée et les rêves humanitaires. La Russie, jusqu’à ces derniers temps, avait été presque entièrement préservée