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de quinze ans, eût été traité d’imposteur. L’incrédulité eût peut-être été plus grande encore, si, aux beaux jours de l’émancipation, on eût osé prédire que toutes ces mesures, dont en d’autres temps une seule eût suffi à la gloire d’un règne, laisseraient la Russie désabusée, inquiète de sa voie, incertaine de son avenir. Pourrait-on cependant affirmer aujourd’hui qu’un tel prophète eût menti ?

Nous l’avons dû constater à chaque pas de nos longues études, pour l’émancipation, pour l’administration, pour la justice, pour l’armée, pour la presse, aucune des grandes réformes, ni les mieux combinées, ni les plus heureuses, n’ont donné au gouvernement et au pays ce que le pays et le gouvernement en attendaient. Presque partout, dans chaque sphère de la vie publique, nous avons vu que l’optimisme confiant des premières années avait fait place à une sorte de pessimisme découragé ou de scepticisme anxieux. Pour surcroît de malheur, moins de vingt ans après l’émancipation des serfs, la Russie a semblé prise d’un malaise nouveau, elle a paru plus troublée, plus agitée que jamais, on dirait que les réformes n’ont profité qu’à l’esprit révolutionnaire. Le nihilisme s’est montré le maître de la jeunesse, il a fait planer une sorte de terreur sur les fonctionnaires publics. Des attentats odieux jusque sur la personne sacrée du tsar libérateur se sont succédé à de courts intervalles[1]. L’échafaud rétabli a dû être dressé dans la plupart des grandes villes, et en face de cette agitation dont la Sibérie et les cours martiales n’ont pu entièrement triompher, en face des hésitations et des contradictions du pouvoir, l’avenir de la Russie émancipée du servage, l’avenir de la Russie des réformes, ne semble guère moins sombre qu’aux derniers jours de Nicolas, au temps des défaites de Crimée. Ces études sur la Russie seraient trop manifestement incomplètes, si nous ne cherchions par quelles causes doit s’expliquer une aussi triste anomalie, par quels moyens on y pourrait porter remède.


I.


À toutes ces déceptions, trop nombreuses et simultanées pour n’avoir pas une cause commune, il est aisé de trouver deux raisons

  1. Outre l’attentat de Solovief au printemps dernier et l’explosion de Moscou au commencement de décembre, il semble que plusieurs complots ont été formés en 1879 contre la vie du souverain. On a jugé et condamné cet été à Odessa des conjurés convaincus d’avoir préparé à Nikolaïef les moyens de faire sauter le train impérial, à peu près comme on a depuis tenté de le faire à Moscou. Il y a donc eu, dans l’année 1879, au moins trois tentatives contre la vie du tsar. On en comptait deux précédemment, l’une par le Russe Karakosof à Saint-Pétersbourg en 1866, l’autre par le Polonais Bérézowski à Paris durant l’exposition de 1867.