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ainsi que le faisaient de son temps encore les Guinicelli, les Cavalcanti, les Cino et les autres émules du bello stile. De là la persistance de ce culte pour Béatrice malgré le mariage avec Simone de Bardi, et le silence même absolu gardé sur ce mariage dans toute la Vita nuova ; de là aussi la nonchalance du poète à contracter lui-même des liens légitimes et à épouser la Gemma Donati ; de là enfin le sans-gêne caractéristique avec lequel l’époux et le père continue à exalter toujours « l’ancien amour et l’ancienne flamme. » Tout cela est dans l’ordre d’idées reçues et consacrées par la galanterie chevaleresque, tout cela ne peut même s’expliquer que par cet ordre d’idées-là ; c’est de lui, et de lui exclusivement, que Dante s’est inspiré dans les poésies lyriques de sa jeunesse.

Il en fut tout autrement de l’œuvre immortelle dont Alighieri ne commença à poser les premières assises que dans la plénitude du génie et dans la maturité de l’âge, nel mezzo del cammin di rità. L’amour que célèbrent les terzines du « poème sacré » n’a rien de commun avec le tendre vasselage des Provençaux, rien de commun non plus avec cette passion « plus forte que la mort, » mais profondément humaine dont Shakspeare devait révéler un jour les tragiques mystères. Dans la Divine Comédie, l’amour est compris dans un sens tout à fait surnaturel ; il y est conçu comme un principe cosmique, comme un immense courant circulant partout à travers la grande mer de l’être et les trois royaumes du monde invisible. Le mouvement physique, la vie végétative, la vie intellectuelle, forment l’échelle ascendante de cet amour universel. Infaillible dans ses degrés inférieurs, — alors qu’il n’est que loi mécanique ou instinct, — l’amour devient susceptible de bien et de mal dès qu’il est éclairé par la raison. Et voilà le motif de cette association constante et de ce syncrétisme systématique, pour ainsi dire, de l’Amour et de la Lumière dans la conception dantesque du Paradis, du Purgatoire et de l’Enfer. Le ciel est « un temple angélique n’ayant d’autres bornes que l’amour et la lumière ; » il est « la lumière pure, la lumière intellectuelle pleine d’amour ; » mais l’Enfer lui-même est une œuvre d’amour autant que de lumière et de justice[1]. C’est que, comme les ténèbres ne sont qu’une dégradation de la lumière, comme le froid n’est qu’une dégradation de la chaleur, de même le vice lui aussi n’est qu’une dégradation de l’amour, un amour détourné de son vrai but et dirigé vers des objets indignes[2].

L’ABBE DOM FELIPE. — Boni aut mali mores, sunt boni aut mali amores, a déjà dit saint Augustin,

  1. Parad., XXVIII, 53-54, et XXX, 39-40. — Inf., III, 6.
  2. Inf., XI, 52-66.