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même et haute leçon, que la raison doit dominer et régler jusqu’à nos sentimens les plus nobles et jusqu’à nos facultés les plus brillantes… Que si maintenant vous vouliez vous rappeler que ce drame émouvant et gracieux entre tous a été écrit dans les dernières années du XVIe siècle, avant même que fût né un Calderon, un Corneille ou un Racine, vous jugeriez peut-être comme moi que, dans le merveilleux domaine de la poésie moderne, Romeo est par rapport à l’amour ce qu’est Hamlet par rapport à la mélancolie : non-seulement un chef-d’œuvre, mais une révélation !..

LA COMTESSE. — Et quelle place, par rapport à l’amour, assigneriez-vous alors à Dante dans le domaine de la poésie ?

L’ACADEMICIEN. — Une place à côté de Guinicelli, de Cavalcanti, de Cino de Pistoja et des autres précurseurs de Pétrarque, tant qu’il n’est question que de l’auteur des sonnets et des canzones de la Vita nuova ; une place en dehors d’eux, en dehors de tous les génies, une place aussi éloignée de Pétrarque que de Shakspeare, dès qu’il s’agit de l’auteur de la Divine Comédie

Ç’a été, à mon sentiment, une très grave méprise de la plupart de nos critiques modernes d’imaginer un Dante tout uni, un Dante fait tout d’une pièce, de ne pas distinguer entre un jeune homme s’exerçant dans le bello stile, faisant des vers comme tous ses confrères en Apollon, célébrant telle beauté d’après le procédé conventionnel du temps, et un génie mûri par l’expérience et la réflexion, s’inspirant d’une des plus vastes conceptions de l’art et méditant une œuvre qui devait embrasser « le ciel et la terre, » le mystère de notre existence et le problème de l’univers. Bien étrange aussi m’a toujours paru chez ces critiques, je l’avoue, leur manière de prendre naïvement et tout à fait à la lettre une poésie, une littérature et une époque qui n’étaient rien moins, certes, que naïves et simples : une poésie nourrie de tous les raffinemens de la gaie science, une littérature imprégnée de toutes les subtilités de la scolastique, et une époque engouée d’une rhétorique aussi spécieuse que prolixe. Je défie tout lecteur sincère et désintéressé de ne pas reconnaître une œuvre de rhétorique pure dans la Vita nuova, dans le commentaire en prose, veux-je dire, dont Dante a cru devoir accompagner après coup les produits de sa muse juvénile en y insinuant partout les allégories les plus forcées et les plus discordantes. C’est cependant sur ce sable mouvant d’une exégèse si évidemment artificielle qu’on s’est avisé de construire ce qu’on est convenu d’appeler « l’histoire psychique » d’Alighieri ! On nous présente ainsi un Dante resté toujours le même depuis sa neuvième ou sa dix-huitième jusqu’à sa cinquante-sixième année, jusqu’à l’année de sa mort :