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avant et après lui, avait préoccupé et fasciné l’Europe. Il lui a prêté une finesse de sentiment, une pureté de goût, une splendeur de parole et un charme musical incomparables ; il l’a élevée à un degré de perfection qui n’a été ni dépassé, ni même jamais égalé ; il a fait bien plus encore : d’un idéal factice au fond, accidentel et fatalement destiné à périr, il a su dégager l’élément vrai, durable, qui sera de tous les pays et de tous les temps.

Nous sommes trop surmenés par le drame, par le roman, par les productions fiévreuses du jour, et dans le domaine de l’imagination nous ne comprenons plus presque l’amour sans les notes violentes et aiguës, sans les éclairs et les foudres auxquels nous a habitués la rhétorique de nos sombres génies. Nous ne prenons pas garde que dans la vie réelle, — dont l’art après tout, selon le mot profond de Hamlet, n’est que le miroir splendide, — l’amour ne se nourrit pas aussi exclusivement de catastrophes et de cataclysmes ; que là précisément où il est le plus pur et le plus sincère, il consiste d’ordinaire en une suite d’émotions voilées et vibrantes, douces ou douloureuses, mais toujours contenues et discrètes ; nous ne prenons pas garde que cette « rose mystique » fleurit surtout et s’épanouit avec ses couleurs, avec ses parfums, — avec ses épines aussi, — dans les régions de la tendresse et de la grâce, de l’affection et de l’estime mutuelles, dans cette zone tempérée des âmes, pour tout dire, où se complaisait la muse de Pétrarque et de ses émules. Et c’est par cela justement que cette poésie ne cessera de remuer et de captiver les cœurs ; elle répond à un sentiment éternellement humain, dont elle rend les évolutions les plus délicates, les oscillations les plus fugitives ; elle est grande par ses minuties mêmes. Mon Dieu, oui ; dans cette peinture charmante de la douce passion, les poètes italiens n’évitent point, ils recherchent même ces détails intimes et minimes dont nous venons d’entendre l’énumération malicieuse ; mais ne sont-ce pas là, en effet, des « événemens importans » de toute idylle d’amour, qu’une rencontre fortuite, qu’un regard dérobé, qu’un salut refusé, qu’une fleur offerte ou reçue, qu’un gant ramassé ? Grâce pour les gants ! Shakspeare lui-même ne les a point dédaignés :

O, that I were a glove upon that hand,
That I might touch that cheek[1] !


fait-il dire à son Roméo dans la scène délicieuse du jardin. Puérilités, si vous le voulez, elles vont bien au puer, à l’éphèbe ; souvenons-nous que c’est sous les traits d’un enfant que se sont toujours figuré leur Eros ces Grecs si ingénieux. Souvenons-nous aussi

  1. Acte II, scène 2.