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de tirer parti des rythmes provençaux, dont l’abondance et la variété font involontairement songer aux modulations de la lyre grecque : pour le genre comme pour le rythme, les Italiens ont fini par tout réduire et par tout quintessencier dans la forme du sonnet, — forme étroite et artificielle par excellence, forme géométrique pour ainsi dire, et la moins propre assurément pour les épanchemens de l’âme, pour les éclats d’un sentiment personnel.

LE PRINCE SILVIO. — Puisque le nom des Grecs vient d’être prononcé, je ne résiste pas à la tentation de rappeler au passage avec quel instinct merveilleux ces maîtres immortels de l’art ont compris la valeur du rythme et du genre, et ont su en établir le rapport nécessaire et vrai. Ils n’avaient qu’un rythme unique pour l’épopée, ils n’y admettaient que cet hexamètre qui,. par sa cadence régulière, massive et paisible, répond si bien au récit d’un passé lointain et majestueux. Ils employaient déjà des mesures beaucoup plus variées et mouvementées dans le drame qui figure le présent et la vie, dans le chœur surtout, qui est comme la partie lyrique et musicale de l’œuvre. Enfin, pour la poésie lyrique elle-même, qui est l’expression du sentiment individuel et instantané, ils ont inventé une diversité de modulations dont les odes d’Horace ne donnent qu’une très faible idée, une abondance de mètres aussi ondoyans et changeans que le cœur même de l’homme. C’est tout l’opposé que nous voyons chez les modernes, dans les littératures romanes du moins : en ceci comme en maint autre problème d’art, on dirait que nous avons marché délibérément contre la nature des choses. Nous avons admis une diversité très grande de rythmes dans notre poésie épique, les ottave rime, les terze rime, l’alexandrin, etc. ; c’est pour le drame en revanche que nous avons réservé les mesures uniformes et pesantes de l’alexandrin ; et quant à la poésie lyrique, nous sommes parvenus à l’enfermer presque entière dans le moule tourmenté et ingrat du sonnet.

L’ACADEMICIEN. — Vos observations sont très justes, mon prince, et font d’autant plus regretter que les Italiens aient été si mal servis sur ce point par leur grand instinct de virtuoses. Car c’étaient bien de vrais virtuoses que ces disciples transalpins des Provençaux, et c’est même en cela qu’ils se sont montrés supérieurs à leurs maîtres, presque dès le début. Il serait malaisé de le nier, en effet, rien n’est plus éloigné de l’art véritable que la veine toujours coulante et uniformément facile des troubadours : ils ont eu parfois d’heureuses rencontres, des trouvailles inconscientes et inexplorées ; au fond ils n’ont jamais dépassé le niveau de dilettantes et d’amateurs ; ils eurent la science trop « gaie, » la vocation trop joyeuse ; l’observation sentie de la nature, l’analyse profonde