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L’ACADEMICIEN. — Assurément non, et d’autant moins que, né en Provence, je représente ici le pays qui a été le berceau même de cette poésie amoureuse dont nous venons d’entendre la condamnation si sévère. Il importe en effet de rappeler le lieu et l’époque d’où cette poésie tire son origine, et même en parlant de la Béatrice de Dante, il faut avoir toujours présent aux yeux l’art des troubadours, — art étrange, éclos subitement en pleine barbarie, sur un coin favorisé de la terre, au milieu d’une génération heureuse, facile et raffinée, au milieu de ces cours d’amour où les grandes et charmantes dames du XIIe siècle discutaient gravement des questions comme celles-ci : si le véritable amour peut exister entre personnes mariées ; si une demoiselle attachée à un chevalier par un amour convenable, et qui ensuite en épouse un autre, est en droit de repousser son ancien amant et de lui refuser ses bontés accoutumées ; s’il vaut mieux pour l’époux être trompé avant ou après le mariage, « en herbe ou en gerbe, » comme le disait Des Périers ?..

LE VICOMTE GERARD. — Mais il avait du bon, votre XIIe siècle !

LA COMTESSE. — Vous n’avez pas la parole.

L’ACADEMICIEN. — Je passe sur les analogies nombreuses que présentent entre eux les chantres de l’amour en Italie et en Provence, au point de vue de la facture et de la versification ; sur leur répertoire commun d’images et d’expressions typiques, sur leur prédilection bizarre pour les jeux de mots, — les bisticci, — les allitérations, les implications et les obscurités raffinées, — ce chiuso parlare dont Pétrarque a donné le mot dans le vers fameux et tant commenté :

Intendami chi può, ch’ i’ m’ intend’ io[1].

Je m’arrêterai seulement à ce qu’on pourrait appeler les mœurs littéraires des poètes des deux pays ; à leurs us et coutumes en fait de composition ; à la manière dont ils entendaient et pratiquaient leur métier. Vous vous étonnez que Dante, que Pétrarque, que le Tasse aient si hautement toujours affiché leurs tendres passions ; que l’un ait demandé à ses confrères en Apollon l’explication d’un songe amoureux, ou annoncé aux princes et aux grands de la terre la mort de sa bien-aimée ; que l’autre ait constamment limé ses sonnets et en ait distribué les fascicules à tant d’amis et de protecteurs ; que le troisième ait consulté tout un aréopage de princesses et de grandes dames sur les strophes où il exhalait ses ardeurs ? Mais ainsi l’avaient fait les chantres de Toulouse, de Narbonne et d’Aix au XIIe et au XIIIe siècle, les grands maîtres

  1. Pétrarque, canzoce IX.