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dans le second, il est saisi d’une terreur indicible « et devient comme celui qu’en sa fosse on descend[1]. » Nulle part, je le répète, l’angoisse du mystique pèlerin n’éclate avec autant de force que dans ces deux régions-là, ni ne nous laisse entendre à ce point comme un navrant retour sur lui-même, un aveu encore plus touchant que discret. Soyons plus complaisant, je le veux bien, que ce diable de Boccace qui, dans sa Vie de Dante, parle crûment d’un penchant immodéré à la luxure[2] ; ménageons mieux nos expressions et disons seulement du poète ce qu’il a dit lui-même du plus beau, du plus charmant des héros de l’Iliade :

Che con Amore alfine combatteo[3].

LE POLONAIS. — Je pardonnerais volontiers à Dante tous ces péchés plus ou moins mignons, s’il y avait seulement moins de mignardise dans son grand amour pour la Portinari. Je viens de relire encore ce matin la Vita nuova, et j’avoue que, cette fois, comme lors des lectures précédentes, je n’en ai retiré, malgré toute ma bonne volonté, que l’impression d’une œuvre artificielle, d’un travail plutôt de tête que de cœur. Dès le début déjà, que de procédé et que d’apprêt ! Le poète a eu un songe, il a vu son propre cœur tout brûlant, dévoré par une belle endormie que tenait dans ses bras, légèrement recouverte d’une robe de couleur de sang, l’Amour à l’aspect impérieux et terrible, — et il demande l’explication de ce rêve à ses confrères en Apollon, qui ne manquent pas de répondre à l’appel. Cela ne vous fait-il pas penser à un concours des jeux floraux plutôt qu’au premier épanouissement d’une passion vraie et profonde dans une âme vierge et naïve ? Où sont la réserve instinctive, la pudeur inconsciente, le cri inavoué, inarticulé, qui font le charme pénétrant de tout premier amour qui à la fois se révèle et se dérobe ? Vous ne les trouverez ni ici, ni dans la suite, alors que, pour détourner l’attention, l’amoureux si jeune et déjà si roué feint de chanter une autre demoiselle, et pour mieux encore cacher son jeu, célèbre dans un sirvente les grâces des soixante plus belles femmes de Florence, les nommant toutes par leur nom et à plusieurs reprises : et « par un hasard miraculeux » dans cette énumération, le nom de Béatrice revient toujours le neuvième ! … Ainsi se poursuit le récit à travers des finesses et des subtilités innombrables, insaisissables, à travers des strophes pleines

  1. Inf., V, 142 et Purg., XXVII, 15.
  2. « Tra cotanta virtù, tra cotanta scienza, quanto dimostrato è di sopra essere stato in questo mirifico poeta, trovò ampissimo luogo la lussuria ; e non solamente ne’ gïovanili anni, ma ancora ne’ maturi. »
  3. Inf., V, 66.